n°153 - janvier / février 2019

Amélioration variétale : 
exit les « experts », 
retour des paysans

Par Christophe Bonneuil Christophe Bonneuil (*)

Publié le 20/03/2019

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Cela fait plus d’un siècle que la modernisation agricole détruit le vivant. Mais ce constat n’a pas empêché ceux qui prétendaient sauver la diversité planétaire, de concevoir des « solutions » qui restaient au service des pouvoirs étatiques et économiques. Il est temps de comprendre, par l’histoire, comment on s’est si longtemps trompé. Trompé sur la vision des variétés comme simples « ressources génétiques » au service des sélectionneur ; trompé sur le non-rôle des paysans dans la conservation et l’évolution de leurs plantes cultivées ; trompé dans les objectifs de performance des sélectionneurs (artificialisation de l’environnement pour l’adapter à la plante, recherche d’un rendement maximum…). Heureusement, les paysans résistent et se font (ré-)entendre…

C’est dès le début du XXe siècle qu’agronomes, sélectionneurs et généticiens ont commencé à se soucier de la collecte et la conservation des variétés locales avant qu’elles ne disparaissent. C’étaient d’ailleurs souvent les mêmes qui orientaient la sélection vers le choix de quelques variétés « modernes » pour remplacer les variétés population de pays. Dans un paradigme mendélien (où l’hérédité est portée par des unités inertes, insécables et recombinables, et où le génome n’interagit pas avec le milieu), cela conduit à des recherches sur les centres d’origine des plantes et en
« géographie des gènes » et à la naissance, dans les années vingt, de la notion de « ressources génétiques » [1].

Le généticien allemand Erwin Baur est l’un des premiers à lancer, devant la Société allemande d’agriculture en 1914, l’alerte sur l’extinction des variétés de pays (Landrassen) :

« La profusion d’anciennes variétés végétales cède le terrain à un nombre croissant d’excellentes variétés d’élite (…). Cette amélioration est très souhaitable [mais si] ce processus continuait, nous nous priverions de la possibilité de futurs perfectionnements de nos plantes cultivées (…), le meilleur matériel de départ pour la sélection par croisement disparaîtrait (…). Toutes ces variétés de pays ne peuvent tenir la compétition avec nos variétés sélectionnées supérieures, mais certaines contiennent des traits singuliers qui pourraient être extraits (herausgeholt) grâce à des croisements rationnels. (…) Les parents sauvages du blé et de l’orge sont aussi en danger d’extinction. C’est pourquoi nous devons, tant qu’il est encore temps, collecter et conserver nos variétés de pays et les races primitives, ainsi que leurs parents sauvages… »  [2].

Face à cette extinction des « anciennes variétés de pays », que Baur voit comme agronomiquement obsolètes et « pas convenables pour quoi que ce soit [3] », la tâche du sélectionneur scientifique est de les collecter à travers le monde pour en utiliser certains gènes, à introduire dans de bonnes variétés modernes par croisements mendéliens.

Mendélien et correspondant d’E. Baur, le russe Nikolai Vavilov invente alors la notion de « ressources génétiques  ». En 1928, il caractérise les centres d’origine des plantes cultivées, qu’il a mis en évidence deux ans plus tôt, comme des « ressources des gènes » [4]. Pour son collègue Aleksandr Serebrovsky, « si l’on veut conserver à long terme les réserves de nombreux gènes présents en un lieu donné, il faut concevoir ce stock comme une sorte de ressource naturelle similaire aux réserves de pétrole, de gaz ou de charbon par exemple » [5].

Pourquoi « étudier la distribution géographique de tous les gènes sur la surface de la Terre » [6] ? Pour Vavilov, travaillant alors [7] à la « modernisation » stalinienne de l’agriculture, comme pour ses homologues occidentaux, il s’agit d’une quête de la plante améliorée, de l’animal optimal et de l’homme nouveau exigés par l’idéal industrialisateur de leur époque [8] :

« Nous cherchons à maîtriser le processus historique (…) à trouver les éléments de base, les « briques et le ciment » à partir desquels les espèces et variétés modernes sont constituées. Nous avons besoin de cette connaissance pour posséder le matériau initial de l’amélioration des plantes et des animaux (…) pour la construction de la machinerie moderne » [9].

« L’ensemble des potentialités variétales initiales du monde, les vastes ressources des espèces sauvages, notamment sous les tropiques, restent intouchées par les investigations (…). Une maîtrise effective des processus d’évolution (…) ne pourra être réalisée qu’à travers les efforts conjugués d’une collaboration internationale forte et par la levée des barrières empêchant la recherche dans ces régions les plus remarquables du monde » [10].

Des briques héritées du lointain passé mais encore mal connues et situées dans les périphéries géopolitiques, à extraire et travailler par la science des pays riches, pour transformer l’avenir. Le noyau idéologique de la catégorie de « ressource génétique« , devenu jusqu’à aujourd’hui la principale lorgnette par laquelle on pense et on gouverne la diversité agricole et alimentaire, était posé. Cette vision domine encore aujourd’hui, comme on peut le voir dans l’article 1 de la Convention de Rio sur la Biodiversité ou encore le Tirpaa – Traité de la FAO sur les « ressources phytogénétiques » adopté en 2001.

L’innovation scientifique et technique produit des savoirs et des artefacts techniques bien sûr, mais ce faisant, elle fabrique conjointement des trajectoires d’action collective, des visions du monde et des « scripts » qui distribuent des rôles et des compétences inégales entre acteurs. Résumons alors la conception de ce qui existe dans le monde (ontologie), les compétences et les rôles attribués aux divers humains et non humains qui sont alors inscrits dans le concept de « ressources génétiques » depuis le début du XXe siècle :

1) la plante est vue comme une « machinerie » à optimiser en vue d’une ambitieuse modernisation des agricultures nationales pour les insérer dans le capitalisme industriel (les variétés modernes doivent fonctionner avec des machines, des engrais et autres intrants achetés à l’agro-industrie, des filières longues, des conservations longues… c’est le modèle des révolutions vertes au Nord comme au Sud) ;

2) les gènes sont les unités de commandement des performances de la machine végétale. Sur le modèle des gisements de ressources minérales, la diversité génétique est vue comme un stock statique de gènes, héritage relictuel du passé plutôt que co-création incessante des paysans. Ces gènes sont précieux, mais surtout à condition d’être extraits de la variété qui les contient, du milieu local où ils ont co-évolué et donc des mains des sociétés rurales : c’est seulement une fois collectés, rassemblés dans des banques de graines, et assemblés les uns avec les autres par des chercheurs qu’on considère ces « ressources génétiques » pleinement mises en valeur ;

3) les généticiens et sélectionneurs sont les ingénieurs de cette mise en valeur. C’est à eux qu’il revient de transformer la matière « primitive » des centres d’origine en variétés améliorées dans les centres d’innovation, laboratoires de l’avenir. Pour ce faire, il convient de financer toute une palette de savoirs et techniques de collecte, de conservation (en « banques » ex situ, éloignées des centres d’origine qui manquent de l’expertise et des moyens nécessaires), et de recombinaison ;

4) les communautés paysannes ne sont plus considérées comme des productrices de diversité. On définit alors les variétés de pays comme « des écotypes, issus de populations à l’intérieur desquelles a joué, pendant de très nombreuses générations successives cultivées dans le même milieu, la sélection naturelle », occultant le rôle des savoirs et pratiques paysannes dans le pilotage et la co-création de la biodiversité agricole, bref, la dimension anthropique et culturelle de la diversité cultivée [11]. Les sociétés paysannes se voient ainsi délégitimées dans leur compagnonnage avec les vivants pour se voir attribuer une identité de simples usagers des innovations ;

5) une fois les paysages génétiques ainsi purifiés de tout attachement culturel et de toute évolutivité, les généticiens et sélectionneurs apparaissent comme les maîtres des circulations, les gardiens des frontières entre formes vivantes. Les passages de gènes d’une espèce ou d’une variété à l’autre ne sont pas conçus comme des flux à l’œuvre in situ et à chaque instant dans une nature-culture en réseau pilotée par les sociétés paysannes ; ils ne semblent pouvoir advenir que par le geste scientifique (le croisement mendélien, la cytogénétique – qui dès les années 1930 permet de transférer des gènes entre espèces différentes – puis plus tard le génie génétique). 
Mais des « vieilles variétés de pays » aux « variétés paysannes », de la vision de la diversité cultivée comme « ressources génétiques » à sa réévaluation comme processus bio-culturel, du brevet sur le vivant à la sélection participative, les paysans sont de retour…
 À suivre…

[1Pour approfondir on se reportera à C. Bonneuil, « Seeing Nature as a ‘universal store of genes’ : How biological diversity became ‘genetic resources’, 1890-1940 », Studies in History and Philosophy of Science (Part C) (sous presse).

[2Baur, E. (1914). “Die Bedeutung der primitiven Kulturrassen und der wilden Verwandten unserer Kulturpflanzen für die Pflanzenzüchtung”, Jahrbuch der Deutschen Landwirtschafts-Gesellschaft, 29, 104-118., voir p.104 et 107-109.

[3voir p.107 de Baur, E. (1914). “Die Bedeutung… », Op. cit.

[4voir p.375 de Vavilov, N. I., (1928). Les centres mondiaux des gènes du blé, Actes de la 1ère Conférence internationale du blé. Rome, 25-30 avril 1927. Rome : Institut International d’Agriculture, 368-376.

[5voir en p.6 de Serebrovsky, A. S. (1928). “Genogeographia i genofond sel’skokhoziaistvennykh zhivotnykh SSSR” (Genogeography and the genofund of farm animals), Nauchnoye slovo, 9, pp. 3-21.

[6voir en p.62 de Serebrovsky, A. S. (1929). “Beitrag zur geographischen Genetic des Haushuhns in Sowjet-Russland”, Archiv für Geflügelkunde, t. 3, 161-169.

[7Sa marginalisation au profit de Lyssenko ne commence qu’en 1935.

[8Flitner, M. (2003). “Genetic Geographies : A Historical Comparison of Agrarian Modernization and Eugenic Thought in Germany, the Soviet Union, and the United States”, Geoforum, 34(2), 175-185.

[9Vavilov, N. I. (1931). “The Problem of the Origin of the World’s Agriculture in the Light of the Latest Investigations”, in Science at the Crossroads : Papers Presented to the International Congress of the History of Science and technology Held in London from June 29th to July 3rd, 1931 by the delegates of the U.S.S.R, London : Frank Cass and Co. (http://www.marxists.org/subject/science/essays/vavilov.htm, accessed Jan. 17, 2017)

[10voir en p.331 et 342 de Vavilov, N. I. (1932). “The Process of Evolution in Cultivated Plants”, Proc. VI Int. Congr. Genetics, 1, 331-342.

[11Bustarret J. (1944). “Variétés et variations”. Annales agronomiques, 14, 336-362.

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