L’AESA : une indépendance sous influence
L’Agence européenne de Sécurité des Aliments (AESA) fêtera cette année son dixième anniversaire. Basée à Parme, en Italie, cette institution est censée fournir aux autorités de l’UE des opinions reflétant le consensus scientifique majoritaire sur les risques posés par tel ou tel aliment ou substance amenés à être consommés (dont OGM et pesticides, mais aussi additifs alimentaires, édulcorants, conservateurs, etc.). La « voix de la science », en quelque sorte, établie comme une autorité indépendante, bien que son Conseil d’Administration soit nommé par les institutions de l’UE, lesquelles lui allouent également son budget.
- Rruption
Fin 2010, l’eurodéputé José Bové avait déjà dénoncé le conflit d’intérêts de la présidente du conseil d’administration de l’AESA (Diána Bánáti) [1]. Corporate Europe Observatory a depuis publié plusieurs rapports montrant que de nombreux experts, dirigeants et administrateurs de cette agence, avaient des conflits d’intérêts manifestes avec l’industrie agro-alimentaire, et ce depuis les débuts de l’institution en 2002-2003. En février dernier, nous avons rassemblé et approfondi nos principales critiques dans un rapport réalisé conjointement avec Earth Open Source, « Conflits indigestes » [2], qui expose les principaux problèmes de l’AESA :
conflits d’intérêts avec l’industrie de plusieurs membres du conseil d’administration, du conseil scientifique et de panels d’experts (additifs alimentaires, pesticides, OGM…), notamment à cause de leurs relations avec l’ILSI (Institut International des Sciences de la Vie), un think-tank scientifique financé par l’industrie agro-alimentaire et des biotechnologies ;
utilisation excessive de littérature scientifique industrielle (non publiée dans des revues à comité de lecture) comme base des opinions de l’agence ;
mise à l’écart de productions scientifiques indépendantes sur la base de critères controversés ;
recommandations méthodologiques critiquables pour l’évaluation scientifique des pesticides et des OGM, et plus généralement, utilisation de méthodologies (normes Good Laboratory Practices (GLP), concept de la Dose Journalière Admissible (DJA) cf. encadré)…) comportant des failles bénéficiant à l’industrie ;
faiblesse de moyens : les experts des panels qui évaluent les aliments et substances qui entrent dans la chaîne alimentaire travaillent bénévolement, ce qui place l’AESA à la merci d’intérêts économiques suffisamment puissants pour y placer « leurs » experts. De manière générale, l’AESA n’a pas les moyens de ses responsabilités, ce qui hypothèque la qualité de ses travaux.
L’AESA redéfinit les conflits d’intérêts
L’influence de l’industrie sur l’AESA s’opère donc aussi bien par les hommes que par les instruments. La réglementation interne de l’agence facilitait même ceci jusqu’il y a peu car sa politique de gestion des conflits d’intérêts reposait uniquement sur la transparence, par le biais de déclarations publiques d’intérêts pour chacun des experts, et cette transparence elle-même n’était pas garantie faute de vérification et de suivi par l’AESA.
En décembre 2011, anticipant un rapport préjugé accablant de la Cour des Comptes européenne sur ses pratiques et mise sous pression par le Parlement Européen qui s’était saisi de ces questions, l’AESA a redéfini sa politique d’indépendance, notamment en ce qui concerne les fondements scientifiques de ses décisions et les conflits d’intérêts. Mais, malgré quelques améliorations (notamment l’adoption d’une définition claire du conflit d’intérêt [3]), ces changements n’ont pas réellement remédié aux problèmes de fond. L’AESA et la Commission européenne affirment en effet qu’il n’est pas réaliste d’exclure des experts collaborant avec l’industrie ou financés par elle, car les experts 100% indépendants n’existeraient pas en nombre suffisant, un phénomène qui serait renforcé par le fait que l’UE et les États encouragent actuellement les partenariats de recherche entre les secteurs publics et privés au nom de la compétitivité.
Cette dernière situation, réelle, est préoccupante pour l’avenir et l’intégrité de la science en Europe mais le non-paiement des experts constitue probablement une meilleure explication aux éventuelles difficultés de recrutement de l’AESA, qui renouvelle actuellement une partie des membres de son conseil d’administration, de son conseil scientifique et de huit de ses dix panels d’experts. L’occasion de constater que certaines pratiques ont la vie dure.
En effet, la Commission européenne a proposé en mars 2012 de nommer au conseil d’administration de l’AESA Mme Mella Frewen, directrice générale du lobby européen de l’industrie agroalimentaire Food Drink Europe et ex-employée de Monsanto, affirmant qu’il s’agissait là d’une nomination au titre de la compétence de cette lobbyiste (qui est diplômée en biologie marine), laquelle siégerait de plus en sa « capacité personnelle », tour de magie lui permettant de se défaire de toutes ses responsabilités et engagements sur le pas de la porte de l’AESA. Fort heureusement, le Parlement européen, consulté sur ce point, s’est unanimement exprimé contre cette nomination en commission du budget, bloquant également l’approbation du budget 2010 de l’AESA à cause des conflits d’intérêts entachant la crédibilité de ses décisions. Le vote en plénière sur ces questions aura lieu le 10 mai prochain.
500 millions de consommateurs en jeu
Dans ce débat, d’autres étapes se profilent déjà : un vote en plénière sur la nature des experts qui seront nommés (ceux liés à l’ILSI pourraient être écartés), le rapport de la Cour des Comptes européenne prévu pour ce printemps, et surtout la révision prévue cette année par la Commission européenne du règlement fondateur de l’AESA, texte qui peut contraindre l’agence à mettre en œuvre des règles plus contraignantes sur les conflits d’intérêts, et à encourager l’utilisation de données scientifiques indépendantes de l’industrie.
Pour l’instant, la ligne de défense de l’AESA et de la Commission sur la question des conflits d’intérêts avec l’industrie consiste à noyer le poisson en expliquant qu’il existe de nombreux types de conflits d’intérêts : scientifiques, politiques, économiques, religieux… et que, puisque l’indépendance totale n’existe pas, il serait injuste d’exclure un type d’acteur plutôt qu’un autre. Ce n’est pas faux dans l’absolu, mais ce type d’argumentaire, dont la conséquence serait de considérer les industriels comme de simples acteurs parmi d’autres dans une sorte de « forum de discussion » entre gens de bonne volonté, n’est pas recevable. Et ce pour au moins deux raisons s’agissant d’une agence financée par des fonds publics pour valider l’innocuité de produits industriels de consommation de masse.
D’une part, il revient à nier la disproportion des moyens humains et financiers en présence, facteur fondamental pour influencer les politiques européennes. Le même argument est mis en avant par le « lobby des lobbyistes » à Bruxelles, qui tente d’échapper au reproche de « capture réglementaire » [4] en arguant que l’influence politique n’est pas fonction des moyens financiers. L’argument ne tient pas si l’on considère l’explosion du chiffre d’affaires du lobbying bruxellois, parallèle à la montée en puissance des institutions de l’UE, de même que les sommes investies par l’industrie dans certaines batailles de lobbying spécifiques (plus d’un milliard d’euros pour influencer l’étiquetage des aliments riches en sucre, graisse ou sel, par exemple) [5]. D’autre part – et surtout –, les intérêts économiques en jeu lors des évaluations de l’AESA sont énormes : il s’agit ni plus ni moins du destin commercial d’un produit à l’échelle européenne (500 millions de consommateurs), voire mondiale compte tenu du mimétisme des différentes agences de sécurité alimentaire. Si les conflits d’intérêts religieux, scientifiques ou politiques peuvent exister, ils n’en demeurent pas moins des présomptions qu’il faut pouvoir évaluer au cas par cas. En revanche, un conflit d’intérêt économique à l’AESA portant sur l’homologation d’un produit industriel est un fait mesurable en millions d’euros. Mettre sur le même plan un engagement idéologique ou éthique, et la défense d’intérêts commerciaux particuliers, est un argument qui ne s’embarrasse pas de rigueur scientifique.
GLP & DJA
Développées dans les années 70 pour empêcher la fraude aux tests toxicologiques par l’industrie, les normes GLP, très coûteuses à respecter, sont aujourd’hui utilisées par l’industrie et les agences sanitaires pour décrédibiliser les études scientifiques qui ne les respectent pas alors que ces tests sont avant tout des tests contre la fraude industrielle et non des normes de validité scientifique. Cf. l’exposé au Parlement Européen en novembre 2011 de la directrice scientifique de l’institut indépendant Ramazzini (http://www.alde.eu/event-seminar/events-details/article/inde-pendence-of- science-in-regulatory-decision-making-37700/).
La Dose Journalière Admissible (DJA) d’une substance donnée est le résultat d’un calcul consistant, pour obtenir une dose considérée comme sans effets toxiques pour l’homme, à diviser par 100 la dose sans effets observables obtenue lors de tests de cette même substance sur des rats de laboratoire pendant une période de test standard. Le facteur 100 a été fixé arbitrairement. Cf. le film de Marie-Monique Robin, Notre poison quotidien.
[2] titre original : « Conflicts on the menu », traduit en français par le Réseau Environnement Santé et Générations Futures, http://www.corporateeurope.org/publ…
[3] Nouvelle définition de l’AESA : « situation dans laquelle un individu est en position d’exploiter sa position professionnelle ou officielle de quelque façon que ce soit pour en obtenir des bénéfices personnels ou organisationnels dans le contexte de sa coopération avec l’AESA » (trad. de l’auteur). cf. « Decision of the executive director of the european food safety authority implementing EFSA’s Policy on Independence and Scientific Decision Making Processes regarding Declarations of interests », EFSA/2012/05/LRA, http://www.efsa.europa.eu/fr/keydoc…
[4] Obtention, par voie de lobbying, de textes législatifs favorables aux intérêts particuliers qui financent ce lobbying.