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Le séquençage du génome de 1,8 millions d’espèces est en cours
La diversité biologique peut-elle échapper à tout risque de biopiraterie quand une partie de celle-ci est numérisée dans des ordinateurs ? La réponse dépend de négociations en cours au sein d’instances internationales. En attendant, un projet international de séquençage du génome de toutes les espèces eucaryotes connues avance dans sa prospection. Financé indirectement par des acteurs du domaine informatique et de l’intelligence artificielle, ce projet espère même pouvoir contourner certaines règles grâce à des outils de travail plus performants.
Le séquençage et l’enregistrement dans des bases de données informatiques du génome d’organismes vivants composant la diversité biologique est une des clefs de voûte de l’appropriation du vivant en cours. Ces informations, nommées « informations de séquences numérisées » (« digital sequence information » – DSI), font l’objet de négociations à l’international au sein de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB), du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (Tirpaa), de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI). Le but de ces négociations est notamment de définir leur statut juridique ainsi que les conditions nécessaires pour protéger la biodiversité de toute biopiraterie. Loin d’être un sujet fantasmé, un projet en cours depuis 2008 rend compte des enjeux faramineux liés à ces DSI, le Earth BioGenome Projecti.
Un projet international coûteux et en retard
En 2019, Inf’OGM publiait un article présentant Earth Biogenome Project, projet international lancé l’année précédenteii. Effet d’annonce ou pas, ce projet apparut dès le départ démesuré puisque visant à séquencer le génome des 1,84 million d’espèces eucaryotes (organisme à cellules possédant un noyau) connues, sur les 12 à 15 millions estiméesiii. En 2008, il fut annoncé que le projet allait durer 10 ans pour atteindre ses objectifs, pour un coût estimé à 4,7 milliards de dollars.
Ce projet se trouve aujourd’hui à quatre ans de la fin de son calendrier théorique et l’objectif de séquençage des 1,5 millions génomes d’espèces eucaryotes connues paraît encore très, très loin. Selon le site du projet, le génome de « seulement » 3 039 espèces a en effet été séquencéiv.
Un réseau de projets
Ce Earth BioGenome Project n’est pas une entité à lui seul mais un projet parapluie qui recouvre de multiples autres projets. Au nombre de 64, ces projets peuvent se différencier les uns des autres pour des raisons géographiques ou d’organismes séquencés. Dans la liste des projets mise en lignev, on peut ainsi trouver le « 1,000 Chilean Genomes », qui vise à « déchiffrer les génomes d’animaux, plantes et micro-organismes endémiques au Chili ». L’ « African Biogenome Project » embrasse lui l’ensemble du continent africain pour « construire les capacités (et infrastructures) permettant de générer, analyser et déployer les données génomiques pour l’amélioration et l’utilisation durable de la biodiversité et de l’agriculture au travers de l’Afrique ». L’Union européenne est bien sur présente avec son « European Reference Genome Atlas (ERGA) Umbrella », qui est « une initiative communautaire pan-européenne pour coordonner la génération de génomes de référence représentant la biodiversité eucaryotique européenne ».
Les projets participants peuvent également cibler des types d’organismes et non pas des zones géographiques. Dans ce domaine, il faut voir les choses en grand. Le projet « Ocean genomes » veut ainsi « accélérer et dimensionner la production librement accessible de génomes de référence de vertébrés marins » présents dans tous les océans. Les profondeurs océaniques ne sont pas oubliées puisque le « Deep-ocean genomes project » se charge d’aller explorer et prélever des spécimens à séquencer. Le « Polar Genome Project » vise à « encourager la recherche sur les caractéristiques et fonctions uniques du génome qui permettent des procédés biologiques uniques et puissants chez les organismes polaires ». Les primates, poissons, oiseaux, insectes, crabes, papillons, fourmis, amphibiens, abeilles, chauve-souris… font également l’objet de projets nombreux et dédiés.
Un projet pour « les peuples indigènes et communautés locales »
Le projet « Wise ancestors » présente une certaine originalité parmi les projets affiliés. Sa mission, telle que présentée sur son site Internetvi, est de « cocréer et développer des projets de recherche spécifiques à des espèces avec les peuples indigènes et les communautés locales dans le but de produire des informations génomiques, renforcer les efforts de conservation par les populations indigènes et communautés locales, et soutenir la souveraineté indigène sur les données ». Plus simplement dit, ce projet coordonne le travail de chercheurs et communautés locales pour séquencer le génome d’espèces connues et utilisées par ces communautés locales, et recueillir les savoirs traditionnels associés. Des savoirs indispensables pour connaître les caractéristiques de tel ou tel organisme prélevé.
Outre qu’il puisse apparaître comme une synthèse concrète des risques d’accaparement de la biodiversité par le biais de l’utilisation des DSI et de la collecte des savoirs traditionnels associés, ce projet présente une originalité certaine quant à ses financements.
Sur son site Internet, il affiche avoir pour seule source de subventions l’Institut pour le futur de la vie (Future of Life Institute)vii. Dans l’Union européenne, cet institut est enregistré au Registre de transparenceviii du fait de ses rendez-vous avec des membres de la Commission européenne et du Parlement européen, entre 2021 et 2024, à propos de la législation sur l’intelligence artificielle, qui vient d’être adoptée en juillet dernierix. Comme le détaille l’institut lui-même, ses ressources financières sont tirées de dons reçus redistribués ensuite sous forme de subventions. Parmi les donateurs se trouvent Vitalik Buterin, cofondateur de la cryptomonnaie Ethereum, Jaan Tallinn, fondateur du logiciel Skype, ou encore, en 2015, Elon Musk, cofondateur de Space X, Tesla, PayPal, OpenAIx.
Fait à l’envers, le chemin décrit ici montre que des acteurs de l’intelligence artificielle et des cryptomonnaies investissent indirectement dans le séquençage de génomes d’espèces composant la biodiversité, mobilisant pour cela chercheurs et communautés locales.
Des risques de biopiraterie ?
Pourquoi ce Earth BioGenome Project interroge-t-il ? Une des questions qui se pose relève de la propriété intellectuelle. Le séquençage des génomes alimente des bases de données informatiques qui stockeront les DSI. Ces DSI constituent en elles-mêmes une source d’informations qui peuvent être utilisées par certains pour mettre au point une « invention » et réclamer un brevet associé. Dans le domaine du vivant, les brevets ont la particularité de couvrir les informations constituant une invention et tout organisme contenant ces informations. Le récent cas d’un brevet de KWS sur des plantes de maïs résistant au froid, contesté sans succès devant l’Office européen des brevets (OEB), et menaçant la valorisation commerciale du travail d’obtenteurs ayant sélectionné des maïs résistant au froid avant la demande de brevet, le montrexi. Tout comme le montre l’adoption récente au sein de l’OMPI d’un traité international dans lequel tout a été mis en œuvre pour que l’origine du « matériel » (dans notre sujet, les organismes ou les DSI) ne soit pas obligatoirement à renseigner, facilitant ainsi l’extension de la portée d’un brevet au-delà de la seule « invention » revendiquéexii.
Dans le cas du Earth BioGenome Project, des « bonnes pratiques » ont été énoncées pour rassurer que tous les prélèvements effectués dans la biodiversité terrestre soient faits en respect des règles internationales. L’approche générale de ce projet est que « les collecteurs d’échantillons devraient s’assurer que toutes les permissions locales et nationales sont respectées et qu’il existe un enregistrement de ces permissions auquel se référer en cas de questions sur la légalité d’obtention des dits échantillons »xiii. Le conditionnel utilisé dans cette phrase, comme dans le reste des « bonnes pratiques pour la collecte d’échantillons », interroge néanmoins, le respect des règles nationales ou internationales étant rarement une option. Un conditionnel qui ne colle que peu avec le rappel aux collecteurs que le Protocole de Nagoya impose pour tout prélèvement et transport de spécimens une procédure établie : obtenir un consentement préalable et un accord de partage des avantages, oubliant par contre l’indispensable accord de transfert de matériel. Un oubli qui s’explique peut-être par le fait que ce guide des bonnes pratiques aborde un espoir que le travail puisse être simplifié par les outils d’Intelligence artificielle. Il est en effet détaillé que le projet Earth Biogenome Project « encourage les activités qui simplifient et systématisent des procédures standards et des protocoles facilitant la « containérisation » des extractions, séquençages et activités d’assemblage. La containérisation signifie un monde dans lequel un simple laboratoire portable pourrait héberger tout ce qui est nécessaire pour passer d’un échantillon à une séquence […]. Cela allégerait la pression liée aux requis du Protocole de Nagoya et le budget dépensé dans des coûts de transport croissant pour maintenir la chaîne du froid ».
Ce souhait repose, en creux, sur l’absence de définition et de statut juridiques des informations des DSI. De nombreuses négociations sont en cours à l’international, qui sont l’occasion de voir des acteurs, notamment d’Europe et d’Amérique du Nord, pousser pour que les DSI ne soient pas soumises aux règles encadrant l’exploitation de la biodiversité. Si sortir un organisme du pays où il se trouve nécessite aujourd’hui d’obtenir un accord de transfert de matériel, plusieurs pays considèrent que tel ne devrait pas être le cas pour des DSI. Sous cet angle, le Earth BioGenome Project soulève la question des risques de biopiraterie d’une manière encore plus exacerbée. D’autant que cet accès en violation de toute obligation d’accord de transfert de matériel est déjà irréversible auprès de multiples bases de données électroniques de DSI en accès libre, ainsi que pour les collections publiques de ressources génétiques qui ne documentent pas l’origine des organismes physiques séquencés ou mis à disposition sous forme physique, tout comme de multiples collections privées.
i Site Internet du Earth BioGenome Project.
ii Frédéric PRAT, « Séquencer le génome de l’ensemble des êtres vivants sur Terre », Inf’OGM, 27 août 2019.
iiiLes chiffres donnés ici du nombre total de génomes à séquencer furent donnés en 2020 dans l’article suivant :
H.A. Lewin et al., « The Earth BioGenome Project 2020: Starting the clock », Proc. Natl. Acad. Sci. U.S.A., 119 (4) e2115635118, 2022.
En 2018, il était question de 1,5 million de génomes eucaryotes.
iv GoaT, « Earth Biogenome Project (EBP) ».
v GoaT, « pages for the Earth Biogenome Project (EBP) and EBP-affiliated projects ».
vi Wise Ancestors, « Our Mission ».
vii Site Internet du Future of Life Institute.
viii D’après l’Union européenne, « le registre de transparence est une base de données répertoriant les « représentants d’intérêts » (organisations, associations, groupes et personnes agissant en qualité d’indépendants) qui exercent des activités visant à influer sur les politiques et le processus décisionnel de l’UE.
Il vise à montrer quels sont les intérêts représentés au niveau de l’UE, par qui et pour le compte de qui, ainsi que les ressources consacrées à ces activités (y compris le soutien financier, les dons, le parrainage, etc.) ».
UE, Registre de transparence, « données relatives à l’organisation Future of Life Institute ».
ix Parlement européen, Observatoire législatif, « 2021/0106(COD) – Législation sur l’intelligence artificielle ».
x FLI, « Finances ».
xi Denis MESHAKA, « L’OEB jette un froid sur une opposition à un brevet de KWS », Inf’OGM, 14 novmbre 2024.
xii K.M. Gopakumar, « L’OMPI ouvre plus largement la porte à la biopiraterie », Inf’OGM, 31 octobre 2024.
xiii Earth BioGenome Project, Mara K. N. Lawniczak et al., « Best Practice Guidance for Earth BioGenome Project Sample Collection and Processing: Progress and Challenges in Biodiverse Reference Genome Creation », octobre 2024.