n°149 - mars / avril 2018

Emir de Colonia Hansen, province de Sante Fe, Argentine

Par Christine Seghezzi

Publié le 11/04/2018

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Souveraineté alimentaire ? Encore faut-il qu’il reste des hommes à nourrir ! Comment l’alimentation du bétail des pays riches a tué des villages entiers en Amérique du Sud : c’est ce que relate cet article.

Emir est resté seul. Tous les autres sont partis. Cela fait plusieurs années que c’est comme ça. Il est resté seul à Colonia Hansen avec son bar-épicerie-pompe à essence El dolar, le dollar. Emir a plus de 70 ans. Pendant la journée, la poignée d’enfants de l’école rurale et leur maîtresse, les deux frères qui possèdent des machines agricoles et leurs parents qui viennent nourrir leurs poules, Tati, l’éleveur de cochons, et Manuel, l’ouvrier agricole, viennent lui tenir compagnie. Avant la tombée de la nuit, tout le monde repart. Et Emir passe la nuit seul à Hansen, au milieu de la vaste plaine.

Certes, le hameau au sud de la province de Santa Fe n’a jamais été très grand. À son apogée, 200 personnes y vivaient. Il y avait des vaches, des laiteries, un abattoir, une boucherie, des maraîchers, un salon de coiffure, du travail et personne ne quittait sa ferme familiale. Maintenant, il n’y a plus de travail, les maisons tombent en ruine, trois pauvres vaches sont enserrées dans un minuscule enclos et un tapis de soja transgénique s’étale à perte de vue tout autour.

Le soja est une vraie saloperie

Emir ne dira jamais tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Que le soja est une vraie saloperie. Que le soja a détruit tout : le travail, les liens sociaux, la santé. Qu’il a détruit tout pour enrichir les propriétaires des terres louées désormais à des investisseurs dont le but est de tirer un maximum de profit en exportant du soja. Il ne dira jamais publiquement que ces plantes OGM, cultivées pour nourrir les cochons et le bétail en Europe et en Chine, rendent stériles les sols à force d’être abreuvées d’herbicides. Et que chaque semaine, un jeune meurt d’un cancer dans la région, des bébés naissent avec des malformations congénitales graves, des hommes et des femmes meurent par intoxication. Emir ne dira pas tout cela, parce qu’il a peur. Peur que « les autres » lui tombent dessus, de perdre les quelques liens sociaux qui lui restent et parce qu’il sait que des personnes ont été tabassées pour avoir dit ce genre de choses. Qui sont ces autres ? Tous et personne. La société, les propriétaires des champs, les habitants dont le statut social s’est élevé grâce au soja, les prestataires de service qui profitent de ce modèle…

L’Histoire de Colonia Hansen a été violente depuis le début. À la disparition des Indiens a succédé celle des opposants de la dictature. Et aujourd’hui, la monoculture trans- génique tue les sols, les animaux et les habitants. Colonia Hansen est une métonymie de l’Argentine, parce que ce qui se passe à Hansen, se passe dans tout le pays, mais aussi au Paraguay, en Uruguay, au Brésil. Le soja a envahi l’Amérique du Sud.

Dès qu’Emir entend le bruit d’un avion, il rentre chez lui et s’enferme. Tout le monde fait comme lui dans la région. S’il reste dehors, il a mal à la tête. Parfois, il est pris de vomissements.

Des taux de malformations multipliés par 4 en 20 ans

Les avions déversent du glyphosate sur les champs. En Argentine, on épand environ 240 millions de litres d’herbicides par an sur les 21 millions d’hectares de cultures de soja Roundup Ready. Après la crise économique de 2001, l’exportation de cette plante oléagineuse s’est avérée être un moyen facile de faire rentrer des devises étrangères et d’assainir l’économie du pays, puisque l’État prélève des taxes de l’ordre de 30 à 35 % sur les exportations. Il en résulte que les surfaces cultivées sont passées de 12 à 60 % du total des surfaces agricoles argentines en moins de 20 ans. Aujourd’hui, la production dépasse les 50 millions de tonnes annuelles. Comme le soja n’est rentable qu’à grande échelle, de nombreux petits producteurs ont arrêté leurs exploitations. Ils sont environ 100 000 dans ce cas depuis 2002. Parallèlement, le taux de cancer a triplé là où l’on cultive le soja et le taux de malformations congénitales quadruplé…

Emir ne dénoncera pas le système. Mais il est resté seul à cause du soja. Il sait que quand il partira, Hansen mourra définitivement et un immense tapis de plantes transgéniques couvrira toute la plaine. Sa résistance est de rester.

Emir est l’un des personnages du film documentaire Histoires de la plaine que j’ai tourné à Colonia Hansen en 2014 et 2015, en salle en août 2017.

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