n°166 - janvier / mars 2022

ADN à façon, xénobiologie et nature

Par Annick Bossu

Publié le 04/02/2022, modifié le 01/12/2023

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Depuis les années 2000, une notion nouvelle est apparue, celle de xénobiologie (xénos=étranger) : une biologie concernant des formes de vie inhabituelles sur Terre, ou au-delà des formes de vie délibérément créées en laboratoire [1]. C’est dans ce dernier sens plus restrictif, comme sous-discipline de la biologie de synthèse, que nous interrogeons la xénobiologie en relation avec le vivant actuel et son évolution.

La xénobiologie cherche des structures chimiques alternatives qui peuvent assurer des fonctions organiques à la place, ou en parallèle, des structures universelles du vivant sur Terre. Pour l’heure, cela concerne l’ADN, l’ARN et les protéines. En effet, les cellules qui hébergent ces molécules modifiées ou artificielles sont toujours des bactéries naturelles, telle Escherichia coli (E. coli).

ADN transformé, ADN augmenté

Des expériences faisant «  preuves de concept » ont été réalisées, notamment aux États-Unis, au Japon et en France (Génopole). En 2010, Philippe Marlière a forcé des bactéries E. coli à intégrer dans leur ADN une molécule synthétique : le 5-cholo uracile (toxique) à la place de la thymine (une des quatre bases de l’ADN naturel). Par pression de sélection en milieu de culture contrôlé, en cinq mois, les bactéries sont devenues dépendantes de cette nouvelle molécule. Elles s’étaient adaptées à l’ersatz pour survivre et l’avaient intégré dans leur ADN en remplacement de la thymine. Ces E. coli possèdent donc un ADN transformé en AXN : acide xéno nucléique. Le défi futur sera de «  s’attaquer aux autres bases de l’ADN  » [2].

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En 2014, Floyd E. Romesberg a intégré dans E. coli un ADN «  augmenté   » d’une paire de bases synthétiques nommées X et Y. Comme dans le cas précédent, il s’agit d’un organisme hybride naturel/artificiel. En effet, seul le matériel génétique est artificialisé. Ce qui n’empêche pas un des promoteurs de la xénobiologie de dire que «  c’est une révolution copernicienne : avant on étudiait les organismes vivants, à l’avenir, la biologie engendrera de nouveaux gènes et de nouvelles espèces !  » [3]. Il y aurait donc un « alphabet » à six bases d’ADN et non plus les quatre naturelles, ce qui modifierait le code génétique [4].

En 2021, on commence à comprendre aussi comment une base nommée Z (à la place de A) peut exister de façon naturelle chez un virus s’attaquant aux bactéries. Ce virus possède une enzyme d’origine ancienne qui permet de synthétiser cette base Z. En copiant cela, les biologistes de synthèse envisagent d’implanter de façon enzymatique de nouvelles bases dans le matériel génétique [5].

La xénobiologie, un exemple du nouvel empirisme biologique

Ce nouvel empirisme défendu par la xénobiologie consiste à essayer, expérimenter pour voir ce que cela produit. Il se développe particulièrement avec la biologie de synthèse qui veut construire des systèmes «   vivants ». Il est sous-tendu par l’idée qu’il n’est pas besoin de tout comprendre pour construire, ce qui interroge la responsabilité des chercheurs [6].

Les tenants de la xénobiologie reconnaissent que la nature n’a exploré qu’une infime partie des possibles mais, pour eux, la sélection naturelle n’aurait retenu que des structures et des êtres vivants imparfaits, même si, localement, la sélection du plus apte aura permis l’évolution. Par exemple, le code génétique n’est pas optimal, résultant d’une contingence à un moment donné de l’évolution. Il faut le perfectionner pour l’optimiser, comme il faudra optimiser les bactéries ou l’espèce humaine.

Les chercheurs en xénobiologie ne s’embêtent pas avec le vivant réel : ils veulent « relancer l’évolution des espèces bactériennes, végétales ou animales, de façon contrôlée… » [7] et la finalité de leurs travaux est bien la production industrielle de nouvelles molécules.

La coexistence nature / ADN augmenté et sa maîtrise

La xénobiologie serait ainsi, pour ceux qui la promeuvent, un moyen de séparation stricte entre le domaine naturel et le domaine biosynthétique. Deux mondes sans interférences puisque la biodiversité artificielle serait dépendante d’un milieu de culture contrôlé et « incapable de contaminer, de polluer génétiquement les habitats naturels. Du point de vue de la protection de l’environnement, c’est une voie qui peut nous conduire à la protection ultime » [8]. Cependant, ces convictions semblent fragiles et quelque peu contradictoires puisqu’il est aussi dit qu’il faudra rendre la xénobiologie inoffensive, c’est-à-dire que ce qui est produit « ne doit pas avoir le naturel comme proie » [9]. La recette pour ce faire n’est pas donnée.

La maîtrise est le maître mot de la xénobiologie, mais est-elle possible ? On ne sait pas ce que les OGM actuels, tout neufs, font dans la nature ; comment pourrait-on savoir ce que les produits de la xénobiologie y feront dans le futur ? Une chose est certaine : la nature et son long périple de 3,5 milliards d’années n’est pas préparée à accueillir de tels artefacts. Les changements auxquels elle procède, même si leurs origines peuvent être brutales, sont lents, progressifs, collectifs.

La maîtrise de l’évolution des systèmes xéno-biologiques est aussi posée. Les populations de bactéries avec de l’AXN cultivées en milieu contrôlé se sont révélées stables. Que va-t-il se passer si ces bactéries sont confrontées à la nature, bien qu’elles n’y soient pas destinées ? Est-on sûr que les ADN transformés ou augmentés ne vont pas se combiner à l’ADN naturel puisque leurs contextes auront changé ? Cette crainte a été évoquée dans un article publié en juin 2021 dans la revue The Science Advisory Board [10] : « Les bio-ingénieurs ont l’obligation morale de développer une compréhension plus approfondie de la manière dont les biosystèmes synthétiques continueront à évoluer s’ils sont déployés dans nos corps ou dans l’environnement au sens large … pour s’assurer qu’il n’y a pas de failles inattendues ou de conséquences négatives associées aux technologies ».

[1Schmidt, Markus, « Xenobiology : A new form of life as the ultimate biosafety tool », Bioessays, volume 32 n°4

[2BnF en partenariat avec la Société Française de Physique, intervention de Philippe Marlière dans « Théorie et pratique de la xénobiologie : engendrer des formes de vie inédites sur Terre », PIF 14 – La science et l’impossible, 22 novembre 2014.

[4Le code génétique n’est pas l’information génétique mais un système de correspondance entre l’ADN et les protéines.

[6Voir la philosophie de Hans Jonas.

[7BNF, op. cit.

[8Marlière, P., L’Humanité, op. cit.

[9BNF, op. cit.

[10The Science Advisory Board, « A new way to account for evolution in engineered biological systems », Samantha Black, 9 juin 2021.

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