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Brevet sur le vivant : des forteresses abusives
Dans un article précédent, Inf’OGM expliquait que la portée des revendications de brevets sur le vivant peut être trop large, artificielle et complexe [1]. Pourtant, l’agro-industrie se sert de tels brevets comme arme judiciaire pour menacer et poursuivre diverses formes de concurrence.
En général, les entreprises utilisent leurs droits de brevets pour s’opposer à des « concurrents horizontaux » (d’autres entreprises) pour, par exemple, récupérer ou conquérir de nouvelles parts de marché. Mais ces entreprises s’opposent aussi à de plus petits acteurs, situés plus bas dans la filière, qu’ils considèrent comme des « concurrents verticaux » : agriculteurs, semenciers et entreprises alimentaires. Lorsque les tribunaux sont saisis, les brevets en cause peuvent voir leur portée limitée ou être invalidés.
Un contentieux brevet peu équitable
Un détenteur de brevets peut, via une « action en contrefaçon », faire valoir ses droits auprès de contrefacteurs présumés. Pour éviter le litige, ces derniers peuvent accepter les conditions d’une licence d’exploitation des brevets en payant des « droits d’entrée » et en versant des redevances. Alternativement, ils peuvent, en réponse à cette action en contrefaçon, contester la validité du ou des brevets en question [2].
Cette dernière option n’est raisonnablement envisageable que pour les multinationales, car elles disposent en général de « provisions contentieux » et d’assurances juridiques. Au milieu des années 2000, Monsanto et Syngenta ont livré bataille autour du maïs insecticide Bt MON810 [3], et d’un maïs GA21 dit « résistant au glyphosate » [4]. Plus récemment, en août 2022, Corteva a assigné Bayer devant la juridiction du Delaware (États-Unis) pour contrefaçon d’un brevet sur un maïs OGM [5], nommé Enlist, qui exprime le gène AAD-1 conférant une résistance à un herbicide (le 2,4 D) [6]. Corteva affirme que le produit de Bayer comprend une séquence génétique possédant plus de 85 % d’identité avec celle revendiquée par son propre brevet.
L’issue d’un contentieux dépend, entre autres, des juridictions saisies (différences de lois et de jurisprudences), du type de revendications sur lesquelles se base l’action en justice, de l’assise financière des parties opposées. Le scénario le plus favorable pour la partie attaquée est lorsque celle-ci prouve que le brevet qui lui est opposé ne couvre pas l’acte présumé contrefaisant, c’est-à-dire celui qui reproduit ou utilise une invention sans autorisation du détenteur du brevet.
Un contentieux est donc non seulement peu prévisible dans son dénouement mais il est aussi très coûteux. Les modestes « concurrents verticaux » que sont les petits et moyens semenciers ou les agriculteurs estiment alors en général ne pas avoir les « reins assez solides » pour faire face à des procédures judiciaires. Il n’ont pourtant pas toujours le choix.
La réalité des attaques envers la « concurrence verticale »
La menace que fait peser une possible action en contrefaçon est d’autant plus inquiétante pour les petits acteurs de la filière que les droits de brevets sont nombreux, complexes, voire obscurs. C’est pourtant bien dans de telles conditions que de petites structures et des individus ont été poursuivis en justice par des agro-industriels. Et certaines décisions de justice revisitent totalement certains principes du droit des brevets.
Ce fut le cas aux États-Unis, en 2013, dans la décision « Monsanto c. Bowman » [7]. Le géant du Missouri cherchait à stopper l’utilisation non autorisée de semences fermières OGM issues de la reproduction de ses semences brevetées. La Cour suprême a déclaré, suite à son jugement, avoir clarifié l’application du droit des brevets dans le domaine particulier des « récoltes biotechnologiques » dans lequel la technologie brevetée se multiplie naturellement. Elle avait décidé que le principe fondamental d’« épuisement des droits du brevet » ne s’applique pas aux reproductions des semences [8]. Concrètement, le détenteur du brevet conserve ses droits sur de telles reproductions même si celles-ci elles sont naturelles. En créant cette exception dans l’application de la législation, la Cour suprême a étendu la portée des brevets sur le vivant. Bowman, comme les autres agriculteurs étasuniens, découvrait alors qu’il ne pouvait désormais plus, sans autorisation, reproduire une matière brevetée… qui se reproduit pourtant naturellement.
La France a elle-même été concernée, en 2004, par un cas opposant le semencier Gautier Semences à l’entreprise néerlandaise Rijk Zwaan. Cette dernière, titulaire d’un brevet sur des laitues résistantes au puceron Nasanovia, a fait plier Gautier Semences qui avait pourtant développé indépendamment depuis longtemps de telles laitues en y intégrant le gène sauvage [9]. Le semencier français n’avait pas les moyens de financer un procès pour invalider le brevet. Il a donc été contraint de retirer son opposition et de négocier une licence avec Rijk Zwaan. Ce cas montre que, dans une situation d’asymétrie économique, les conditions de négociation sont subies par la partie la plus faible. Le célèbre cas opposant l’agriculteur canadien Percy Schmeiser à Monsanto est une autre illustration du rapport de force déséquilibré entre les droits de l’agro-industrie et ceux des agriculteurs [10].
Le rôle essentiel des tribunaux
L’Office Européen des Brevets (OEB) délivre depuis de longues années des brevets de portée très large, et qui pour certains couvrent des « traits natifs » (caractères présents à l’état sauvage dans une plante ou qui peuvent être obtenus dans la plante après un simple croisement) [11]. Une fois délivrés par l’OEB, ces brevets sont « validés » par leurs détenteurs dans des pays européens choisis. Les juridictions nationales concernées peuvent alors être saisies d’une affaire de contrefaçon impliquant de tels traits natifs. Ces brevets ne sont pourtant qu’exceptionnellement utilisés dans des actions en contrefaçon (voir encadré). Pourquoi ?
Il peut être en fait difficile pour les détenteurs de brevets très larges de faire entièrement valoir leurs droits. Un brevet ne protège normalement que ce qu’il décrit suffisamment, ce qui est directement issu de l’invention. Cela n’empêche pas l’industrie semencière de chercher à étendre artificiellement la portée de ses brevets. Elle a, par exemple, pour habitude de revendiquer, via un jeu d’écriture [12], l’ensemble des variants théoriques d’une séquence qu’elle a effectivement décrite et dont elle a identifiée la fonction [13], cherchant à couvrir jusqu’au trait natif concerné. Elle veut ainsi éviter que son brevet soit contourné par une concurrence qui utiliserait une séquence légèrement modifiée par rapport à la séquence effectivement identifiée et brevetée, tout en préservant sa fonctionnalité. Or, l’ensemble des séquences couvertes par les revendications n’a évidemment pu être testé par les détenteurs de tels brevets. Cela représenterait des centaines ou des milliers de tests. Et c’est là que de tels droits de brevets présentent une faiblesse juridique. Paradoxalement, leurs trop grandes portées ne peuvent être assez étayées et cela les fragilise.
S’il est peu vraisemblable que les tribunaux rejettent les brevets sur le vivant, ils doivent néanmoins logiquement refuser des revendications trop larges et limiter les brevets à la séquence génétique spécifique du matériel végétal concerné. Cela revient notamment à invalider les brevets revendiquant des séquences ayant un pourcentage d’identité avec la séquence génétique effectivement identifiée [14].
Les tribunaux doivent, en outre, prendre en compte les spécificités du vivant pour se prononcer sur la pertinence d’un brevet au moment où celui-ci est considéré dans un litige. Mais le font-ils réellement ? Par exemple, au cours des reproductions successives d’une plante dans le temps, des mutations peuvent survenir. Dès lors, tant les plantes issues de la reproduction de plantes originellement brevetées que celles issues de la reproduction de celles de concurrents pourraient, in fine, ne plus être couvertes par le brevet concerné. Ce dernier ne serait ainsi plus opposable.
Le système judiciaire peut donc nourrir des injustices. C’est le cas dans la filière agro-industrielle, en particulier lorsqu’un contentieux autour de brevets oppose des parties aux pouvoirs économiques peu comparables. Et où donc David gagne rarement contre Goliath.
Brevets sur les « traits natifs » : une jurisprudence européenne quasi nulle
En Europe, un seul litige, en 2012-2013, a opposé Cresco et Taste of Nature devant une juridiction des Pays-Bas sur la base d’un brevet européen [15]. La question portait sur la validité des revendications couvrant des plants de radis présentant des niveaux particulièrement élevés d’anthocyanes et obtenus par croisement et sélection conventionnels. Autrement dit, un procédé essentiellement biologique (PEB). Un procédé d’obtention de végétaux ou d’animaux est fondé sur le croisement par voie sexuée de génomes complets et sur la sélection ultérieure de végétaux ou d’animaux. L’OEB est exclu de la brevetabilité ce type de procédé.
La Cour néerlandaise a estimé que les produits obtenus par ce PEB étaient bien brevetables [16]. Mais ce brevet avait finalement été invalidé en raison de la commercialisation – donc la divulgation – des germes de radis avant le dépôt de la demande de brevet [17]. L’affaire avait attiré l’attention car cette décision néerlandaise avait été prise bien avant les décisions de l’OEB concernant la brevetabilité des produits obtenus par des procédés essentiellement biologiques [18]. Ce type de procès ne devrait, en théorie, plus être possible puisque les Pays-Bas ont expressément exclu de la brevetabilité les produits issus de PEB et que l’OEB est censé ne plus délivrer de brevets sur de tels produits.
[1] , « Brevets sur les séquences génétiques : démesure et fragilité », Inf’OGM, 7 juillet 2023.
[2] En droit Français, on parle d’« action reconventionnelle en nullité ».
[3] United States Court of Appeals for the Federal Circuit, « SYNGENTA SEEDS V MONSANTO COMPANY, No. 06-1203 (Fed. Cir. 2007) », 3 mai 2007.
[4] United States Court of Appeals for the Federal Circuit, « MONSANTO COMPANY V SYNGENTA SEEDS, No. 06-1472 (Fed. Cir. 2007) », 4 octobre 2007.
[5] Brevet étasunien US10947555, 16 mars 2021.
[6] Brittain, B., « Corteva lawsuit says Bayer, Monsanto violate herbicide-resistant plant patent », Reuters, 11 août 2022.
[7] Theresa M. Bevilacqua et Kristin Stastny, « Au tribunal : Monsanto contre Bowman : la Cour suprême confirme les droits du détenteur du brevet », OMPI Magazine, juin 2013.
[8] Une fois qu’un produit a été légalement mis dans le commerce, le breveté ne peut plus réclamer de redevances quel que soit l’usage qui est fait de ce produit. L’acheteur du produit breveté n’est cependant pas autorisé à le copier et à le commercialiser.
[9] , « FRANCE – Propriété industrielle sur les plantes : « halte aux brevets trop larges » recommande le CEES », Inf’OGM, 20 juin 2013.
[10] , « CANADA – Procès Schmeiser (Suite et fin…) », Inf’OGM, 21 mai 2004.
Vigilance OGM, « A la mémoire de Percy Schmeiser », 15 octobre 2020.
[11] , « Les brevets à l’assaut des ressources phytogénétiques », Inf’OGM, 2 septembre 2015.
[12] , « Brevets sur les séquences génétiques : démesure et fragilité », Inf’OGM, 7 juillet 2023.
[13] La seule identification d’une séquence n’est pas une invention. Le droit des brevets considère par contre que l’identification de sa fonction est une invention, alors que c’est plutôt une découverte.
[14] , « Brevets sur les séquences génétiques : démesure et fragilité », Inf’OGM, 7 juillet 2023.
[15] Brevet européen n°EP1290938, « Raphanus à niveau d’anthocyanine élevé », 7 septembre 2001.
[16] Brands and Patents, « Judgment Taste of Nature – Cresco », 31 janvier 2012.
[17] La publication d’une invention avant la dépôt d’une demande de brevet constitue une divulgation détruisant la nouveauté de l’invention.
[18] , « Des brevets sur le vivant, une « invention » étasunienne », Inf’OGM, 5 juillet 2022.