Biologie de synthèse : l’UICN construit sa position politique
Par Christian Hosy, Coordinateur du réseau Biodiversité de France Nature Environnement
Publié le 21/09/2020, modifié le 01/12/2023
Lors de l’Assemblée générale de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) prévue en janvier 2021 à Marseille, une motion polémique sera particulièrement suivie : celle sur la biologie de synthèse, dont fait partie le forçage génétique.
Les domaines d’application du forçage génétique sont très variés. L’un des aspects discutés au sein de l’UICN (voir encadré ci-dessous) est de savoir si cette technique est une option pertinente pour la préservation de la biodiversité. En effet, le forçage génétique pourrait permettre de supprimer des populations d’espèces considérées comme envahissantes en biaisant le ratio sexuel ou en altérant leur fertilité. Il pourrait favoriser, dans des populations d’espèces menacées, la dissémination de gènes de résistance à une maladie ou de tolérance à une modification de l’environnement (réchauffement climatique, acidification des eaux, etc.) ; ou encore améliorer le succès reproducteur chez des espèces à reproduction lente.
Qu’est-ce que l’IUCN L’UICN :
Qu’est-ce que l’IUCN
L’UICN : une organisation mondiale pour la préservation de la biodiversité
Fondée à Fontainebleau en 1948 et siégeant à Gland (Suisse), l’UICN est une union de quelque 1 400 structures de diverses natures : États et agences gouvernementales, organisations de peuples autochtones, agences de développement économique, institutions scientifiques et universitaires, associations d’entreprises et organisations non gouvernementales. Appuyée par 15 000 experts, elle entend encourager et aider les sociétés humaines à conserver l’intégrité et la diversité de la nature et à utiliser durablement et équitablement les ressources naturelles.
Ces hypothèses posent des questions éthiques évidentes : l’humanité peut-elle s’autoriser à manipuler le vivant pour… le « préserver » en dépit des enjeux environnementaux, sanitaires et socio-économiques sous-jacents ? La technique est-elle la « bonne » réponse aux pressions structurelles qui s’exercent sur la biodiversité ?
Des premières réflexions en 2015 à un projet politique en 2020
L’UICN s’est intéressée à la biologie de synthèse à partir de décembre 2015 avec un atelier de travail à Bellagio (Italie). Celui-ci a conduit à l’adoption par le Congrès mondial de la nature d’Hawaï (États-Unis) de 2016, d’une résolution [1] qui s’inquiète de l’évolution indépendante des domaines de la biologie de synthèse et de la conservation de la nature. Elle appelle donc la Direction générale et les six commissions de l’UICN à évaluer les incidences de la biologie de synthèse, dont le forçage génétique, sur la conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique.
Cette évaluation est confiée début 2018 à un groupe de travail qui produit en mai 2019, le rapport « Frontières génétiques pour la conservation » [2]. Celui-ci est critiqué [3] tant pour la partialité de ses conclusions en contradiction avec la résolution de 2016 [4] que pour les conflits d’intérêt et les partis-pris de certains membres du groupe de travail [5], ce que contesteront la présidence et la direction générale de l’UICN [6].
Toujours est-il que le Conseil de l’UICN, principal organe directeur de l’Union, s’appuie sur ce rapport pour approuver, en mars 2019 [7], un projet de positionnement sur la biologie de synthèse et la conservation de la biodiversité. Mais il appartient aux membres de l’UICN de valider ou non ce projet lors de leur Assemblée générale, dont la prochaine se tiendra lors du Congrès mondial de la nature organisé du 7 au 15 janvier 2021 à Marseille (France).
Motion sur le forçage génétique : sur le grill à Marseille
Une motion portant sur les « principes de l’UICN sur la biologie de synthèse et la conservation de la biodiversité » est donc proposée en août 2019 et retenue en novembre 2019 [8]. Cette motion est relativement courte dans sa rédaction. Après un rapide rappel du contexte, elle propose des lignes directrices, figurant en annexe de la motion, sur lesquelles devra s’établir le positionnement de l’UICN sur la biologie de synthèse (y compris le forçage génétique). Elle demande par ailleurs à la direction générale de l’UICN d’organiser une consultation des membres sur la biologie de synthèse, et au Conseil de l’UICN de mettre au point un positionnement consensuel d’ici 2024, sur la base des principes proposés et dans le respect du débat contradictoire et de l’approche de précaution.
Les principes annexés se divisent en quatre sections. Les deux premières (I+II) précisent les objet et objectif des principes et rappellent que le principe de précaution doit guider les réflexions en matière de biologie de synthèse.
La troisième section (III) invite l’UICN à établir son positionnement sur huit principes fondateurs : impératif de la conservation de la biodiversité ; équité inter-générations et développement durable ; respect des droits, des croyances et des cultures ; participation des parties prenantes et des détenteurs de droits ; consentement libre, préalable et en connaissance de cause ; diversité des sources de données ; dialogue multidisciplinaire et éthique.
La quatrième section (IV) propose que l’évaluation des applications de biologie de synthèse (y compris le forçage génétique) dans le domaine de la conservation de la nature soit conduite sur la base de huit critères à l’intitulé parfois peu explicite : décisions au cas par cas ; évaluation des autres possibilités existantes ; préservation de la biodiversité ; évaluation progressive des risques et avantages ; gouvernance ; lacunes dans les connaissances et besoins en matière de recherche ; transfert des connaissances et renforcement des capacités ; introduction éventuelle de moratoires.
L’annexe se termine enfin par une série de définitions.
Comme toute motion, cette motion suit un processus d’examen puis de vote précis, comportant notamment une consultation des membres.
Une motion déjà très commentée
Cette consultation s’est déroulée du 4 décembre 2019 au 11 mars 2020. Modérée par le Pr. Michael W. Bruford, co-directeur du Sustainable Places Research Institute de l’université de Cardiff et co-président du groupe de spécialistes en génétique de la conservation de la Commission de la sauvegarde des espèces de l’UICN, elle a donné lieu à quelque 127 contributions consistant soit en des commentaires généraux, soit en des propositions de modifications du texte.
Parmi la trentaine de commentaires généraux, notons que :
• l’association Pollinis, soutenu par l’américain Center for Environmental Legal Studies, critique la partialité du rapport de 2019 qui sert de base à la motion, ce qui pourrait appeler dans la section III à demander une mise à jour et un complément dudit rapport ;
• l’association allemande Bund Naturschutz in Bayern demande que les précautions de la motion de 2016 soient reprises par cette motion ;
• l’Office fédéral allemand de protection de la nature ainsi que la fondation argentine pour l’environnement et les ressources naturelles demandent une référence plus forte au principe de précaution.
Quant aux modifications demandées du texte, elles sont de deux ordres.
« Diplomatiques » tout d’abord, puisque plusieurs représentants gouvernementaux (France, Japon, États-Unis, Canada) rappellent à l’UICN que le principe de précaution n’existe pas en droit international [9] et que les décisions sur l’évaluation des risques et les moratoires appartiennent aux autorités nationales.
De fond ensuite, portant principalement sur les huit principes fondateurs de la section III et les huit critères de la section IV.
Ainsi l’américain National Wildlife Federation et l’allemande Deutscher Naturschutzring demandent que le recours à la biologie de synthèse soit (au lieu de « devrait être ») évalué au regard de la vision et des missions de l’UICN et du principe de précaution. La fondation argentine pour l’environnement et les ressources naturelles souhaite que l’équité inter-générations intègre bien toutes les cultures ainsi que les générations futures. D’autres commentaires insistent sur le respect des avis divergents et l’importance du consentement préalable des peuples autochtones.
Concernant les critères d’évaluation, relevons par exemple que :
• la fondation argentine pour l’environnement et les ressources naturelles appelle à une évaluation globale plutôt qu’à une évaluation au cas par cas ;
• le ministère des affaires étrangères français souhaite que l’évaluation et la surveillance des risques concernent tous les niveaux de la diversité biologique ;
• la fondation allemande Deutscher Naturschutzring demande que la notion de moratoire soit complétée par la possible interdiction totale de certaines applications.
Toutes ces modifications figurent entre crochets dans la version de travail actuellement en ligne. Leur nombre et leur disparité font dire au modérateur qu’il est impossible d’établir une version consensuelle qui puisse être soumise à un vote en ligne. Il recommande, comme le néo-zélandais Environment and Conservation Organisations of New Zealand, que la motion soit pleinement discutée pendant le Congrès lui-même.
Mais cette décision appartient au groupe de travail sur les motions qui se prononcera le 1er septembre prochain [10]. À suivre donc…
[3] , « L’UICN à la botte des industries des biotechnologies ? », Inf’OGM, 25 novembre 2019
[4] La résolution WCC-2016-Res-086 cite le principe de précaution et demande à l’UICN de « s’abstenir de soutenir ou d’approuver des activités de recherche, y compris des essais sur le terrain portant sur l’utilisation de techniques de forçage génétique »
[5] L’organisation canadienne ETC Group relie certains des membres du groupe de travail à Revive and Restore, au GBIRd Consortium ou encore au programme de recherche Target Malaria, dans sa note disponible ici : https://www.etcgroup.org/fr/content/forcage-genetique-influence
[6] https://www.iucn.org/sites/dev/files/statement_on_the_integrity_of_the_work_of_iucn_taskforce_on_synthetic_biology_and_biodiversity_conservation_-_2_august_20191fr.pdf
[7] Décision C/96/23 dans le compte-rendu du Conseil de l’UICN de mars 2019 disponible ici : https://www.iucn.org/sites/dev/files/decisions_of_the_96th_meeting_of_the_iucn_council_gland_28-31_march_2019_with_annexes.pdf
[8] L’intégralité de cette motion portant le numéo 075 est à lire ici : https://www.iucncongress2020.org/fr/motion/075
[9] La Convention sur la diversité biologique adoptée à Rio en 1992 parle « d’approche de précaution »