Actualités
Le principe d’innovation s’imposera-t-il en Europe ?
Le principe d’innovation fait discrètement son nid au sein de l’Union européenne et de ses États membres depuis quelques années. De principe, il n’en est que l’illusion, pourtant son importance pour les objectifs que s’est fixés la Commission pour l’avenir pourrait être déterminante. Notamment pour les OGM, à travers la mise en œuvre du Pacte vert pour l’Europe et du programme « de la ferme à la table », bien que les OGM n’y soient pas – encore – explicitement mentionnés [1]. On va voir comment ce concept, élaboré par le milieu industriel pour faire contrepoids au principe de précaution, tente de se faire une place à la légitimité douteuse au sein des outils juridiques de l’UE.
La Direction Générale de la Recherche et de l’Innovation de la Commission européenne (DG RTD) a publié en décembre 2019 une notice présentant le principe d’innovation [2]. La définition qu’elle en propose désigne l’idée que « les politiques et les législations de l’UE devraient être développées, mises en œuvre et évaluées en vue d’encourager les innovations qui aident à réaliser les objectifs environnementaux, sociaux et économiques de l’Union, et à anticiper et exploiter les avancées technologiques futures ».
Les promesses du principe d’innovation
La Commission présente un concept « introduit pour garantir que la législation de l’UE est analysée et conçue de manière à encourager l’innovation à générer des avantages sociaux, environnementaux et économiques et contribuer à la protection des Européens. Une bonne réglementation fait partie de la politique d’innovation ». Objectif louable et qui est en cohérence avec ce qui a été annoncé lors de la présentation du Pacte vert pour l’Europe.
Le principe d’innovation serait LE nouveau principe qui doit être utilisé pour analyser les travaux législatifs et réglementaires afin de s’assurer que le progrès scientifique et technique contribue à l’intérêt général afin notamment de relever les défis environnementaux et sociaux qui se posent aujourd’hui. Bien que ce ne soit pas explicitement mentionné, au vu du charisme conféré à ce principe dans sa présentation, il est facile de supposer qu’il s’agit d’un principe juridique solide qui fasse figure d’autorité. Pourtant quelque chose cloche.
À la fin de la même notice, quelques lignes sont consacrées au point de vue des parties prenantes. Il est confié que le principe d’innovation a été au centre d’âpres débats. La Commission affirme qu’il a été mal interprété en tant que tentative de saper les politiques de santé et environnementales et de diluer le principe de précaution. Et qu’il a également été limité à un simple outil à utiliser au sein des études d’impact alors qu’il devrait être mis en œuvre en tant qu’approche générale dans l’ensemble du processus d’élaboration des politiques publiques : planification, conception, adoption, mise en œuvre, application, évaluation et révision.
Le principe d’innovation simple outil subalterne, voire adversaire du principe de précaution ?
Le principe d’innovation est né dans le giron des industriels à partir de 2013 notamment grâce à l’initiative du European Risk Forum (ERF), un think tank des industries de la chimie, du tabac et du pétrole [3]. Il a été élaboré pour venir contrebalancer les effets de l’application du principe de précaution. En moins de trois ans et grâce à un lobbying important renseigné par Corporate Europe, le principe a réussi à se frayer un chemin jusque dans les documents de travail de la DG RTD [4] et à obtenir l’appui du Conseil de l’UE [5] en 2016.
Le principe de précaution : pour plus ou moins de recherches ?
Le principe de précaution a émergé en 1972 et a évolué jusqu’en 1992 lors de son inscription dans la Déclaration de Rio lors du Sommet de la Terre. Il répondait alors à des inquiétudes politiques suite à de nombreux scandales alimentaires ou des dégâts environnementaux (amiante, vache folle, disparition de la couche d’ozone…). Ce principe dit qu’en cas de « dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement ». Il constitue un principe constitutionnel en France depuis 1995 et a été intégré dans le Traité fondateur de l’Union européenne dès 1992.
Il s’agit d’un principe de gestion de l’incertitude de la réalisation d’un risque, de la prise en compte d’un manque dans les connaissances scientifiques. Il met en balance une incertitude avec le niveau d’acceptabilité d’un risque que la société est prête à prendre. Afin de mettre en œuvre ce principe, des études d’impact et des analyses scientifiques approfondies sont nécessaires.
Il a souvent été reproché au principe de précaution d’être un principe déséquilibré qui immobilise la recherche, l’innovation et l’économie car au moindre risque il empêche d’agir et prive la société de bienfaits futurs sans jamais prendre en compte ce manquement. Ses défenseurs argumentent qu’au contraire, il incite à plus de recherches pour évaluer les risques encourus.
Le principe d’innovation a notamment été présenté comme contrepoids à la précaution en demandant une analyse systématique des bénéfices et des désavantages sur l’innovation que peut comporter telle ou telle réglementation. Cette vision tronquée du principe de Précaution comme principe « manquant » a déjà été démentie [6].
Au début, le principe d’innovation n’avait pas de réelle définition, ni d’autre contenu que la très large requête « d’anticiper les impacts sur l’innovation lors de l’évaluation et de l’application des politiques publiques et des réglementations ».
Petit à petit, ce concept a pris de l’ampleur grâce à la construction d’un discours de plus en plus fourni et subtil depuis 2016. Ce discours qui vise à donner une valeur juridique à cette notion contribue à son acceptabilité ainsi qu’à sa diffusion. Mais conférer une image de principe juridique à un concept suffit-il pour qu’il devienne réellement un principe juridique ?
De « préoccupations économiques » à une « nécessité » éthique
C’est un argument récurrent : trop de réglementation nuit à la flexibilité du travail et des innovations et donc au progrès autant technologique que social. Cette vision adopte l’idée que toute innovation est nécessairement positive et donc que toute réglementation qui vient l’encadrer est mauvaise et fait peser trop de contraintes, notamment économiques [7], sur les acteurs. Le principe d’innovation a été alors pensé comme un principe à utiliser pour pondérer les conséquences économiques qui pèsent sur les acteurs suite à la mise en œuvre du principe de précaution. Implicitement, des conséquences qui bloqueraient l’innovation.
Cependant, deux études ont montré que la réglementation n’avait pas nécessairement d’effets négatifs sur l’innovation, voire au contraire qu’elle pouvait avoir des effets positifs afin d’orienter l’innovation vers des voies alternatives [8]. Les acteurs ont pris note de cette analyse et ont modifié leur discours pour s’y adapter : créons de la réglementation où l’innovation a une place à part entière. Commence alors un travail entre la Commission (par le biais de la DG RTD), certains États membres et les acteurs privés pour faire évoluer le concept de principe d’innovation afin de le faire accepter plus largement et lui fournir une base plus large et solide.
Dans son dernier rapport [9] publié en 2019, le Center for European Policy studies (CEPS [10]) note que dans l’analyse « des documents pertinents existants, rien ne prouve concrètement que le principe d’innovation ait été inspiré par une position anti-réglementaire prédéfinie[…]. Ceci est extrêmement important pour l’ensemble de l’exercice d’évaluation, car il signale un problème de communication important : la société civile et même certains décideurs politiques semblent considérer le principe d’innovation comme un outil visant à réduire ou à affaiblir la réglementation ».
La lecture du principe d’innovation et de son utilité évolue pour passer d’un concept économique quantitatif à un concept qualitatif, pour promouvoir de la « bonne » innovation. Il serait le garant d’une certaine durabilité de l’innovation car il permettrait de différencier entre les bonnes et les mauvaises innovations pour l’intérêt commun [11]. Cette vision du principe d’innovation transforme ainsi l’approche pessimiste du principe de précaution qui se concentre sur les risques pour porter plus d’attention sur les aspects positifs qu’entraînent le progrès technique. Malgré la promotion désormais « éthique » de l’innovation, le déplacement du curseur concernant l’acceptabilité des risques éloigne des yeux – et donc du cœur !- la protection forte et effective des consommateurs et de l’environnement.
La mise en œuvre actuelle du « principe » d’innovation
Le rapport du CEPS rapproche différents éléments déjà existants pour construire l’idée d’une cohérence établie et ainsi élaborer une justification, une base déjà tangible au principe d’innovation. La démarche projette l’image d’un principe d’innovation déjà existant et appliqué au sein du paysage réglementaire de l’Union.
Pour le rapport du CEPS, le principe d’innovation consiste en la mise en œuvre de différents outils.
Premier outil, le Horizon scanning, technique pour le moment non pratiquée en Europe mais promue au niveau de l’OCDE : c’est une technique d’analyse des évolutions techniques afin de détecter les signes avant coureurs d’un potentiel développement important.
Deuxième outil, le Tool #21, intégré dans la Better Regulation Toolbox créée dès 2017. Il s’agit d’un outil qui propose une méthode d’analyse approfondie des conséquences sur l’innovation de toute action de régulation.
Troisième outil, les innovations deals [12]. Il s’agit de contrats de coopération entre les institutions et les acteurs, pour explorer les possibilités de flexibilité des réglementations sans pour autant y déroger. Pour le moment seuls deux contrats ont été conclus, avec un bilan réalisé en 2018 jugé positif.
Cette analyse de « l’existence » du principe d’innovation a été reprise dans le schéma présenté par la notice adoptée en décembre 2019 par la DG RTD.
Le principe d’innovation : la politique publique qui se voulait principe juridique
La démonstration faite par le CEPS et adoptée dans la notice de décembre 2019 de la DG RTD confond principe juridique et politique publique déjà appliquée.
Le principe d’innovation qui y est présenté se fait à travers des outils qui sont utilisés pour mettre en œuvre des choix politiques, une stratégie de politique publique liée à l’innovation. Le principe de précaution est une philosophie politique sur la manière de faire des choix qui a été rendue juridiquement contraignante pour répondre à des besoins précis (scandales sanitaires). On tente aujourd’hui de déguiser le principe d’innovation en philosophie politique nouvelle et nécessaire pour le bien commun alors que ce qu’il représente est déjà appliqué depuis des décennies et constitue la base du système économique actuel.
Un nouveau cadre pour le financement de la recherche et de l’innovation en Europe a été proposé par la Commission. Ce programme, Horizon Europe, cite le principe d’innovation – sans le définir cependant. Il a été validé par le Parlement européen en décembre 2018 malgré un appel de la société civile à retirer cette mention [13]. Cette mention récente du principe d’innovation dans un texte voté par le Parlement européen contribue à brouiller les pistes sur son réel statut dans le paysage législatif européen mais ce simple texte programmatif ne peut légitimement donner force juridique à la notion d’innovation.
Quelques États membres défenseurs du principe d’innovation
Certains États membres, notamment lors de leur présidence du Conseil, ont organisé des évènements avec des acteurs comme ERF (European Risk Forum, lobby industriel) sur le thème de l’innovation [14]. Parmi les pays les plus favorables, on trouve en tête de file les Pays-Bas et la Finlande, aux côtés également de la Bulgarie, Malte et de l’Allemagne.
En France, plusieurs tentatives d’introduction du principe d’innovation dans le droit commun et constitutionnel ont déjà eu lieu dès 2012. En 2014, l’Office parlementaire de l’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) organise une audition publique sur le sujet. À deux reprises (la loi Macron de 2015 et la loi Sapin II), les Parlementaires ont tenté d’introduire ce principe avant qu’il soit retoqué par le Conseil Constitutionnel en tant que cavalier législatif. Il y a eu également deux propositions de lois constitutionnelles visant à modifier la Charte de l’environnement pour modifier le principe de précaution qui n’ont pas abouti et une proposition en 2014 « visant à instaurer un principe d’innovation responsable » même si elle n’a pas a été adoptée.
Depuis, on note un calme plat sur ce sujet en France mais une belle progression au niveau européen.
[1] , « Europe – Un « Pacte vert » qui ne nomme pas les OGM », Inf’OGM, 12 décembre 2019
[2] Factsheet The Innovation principle, 13 décembre 2019, DG RTD.
[4] Better regulations for innovation-driven investment at EU level, février 2016, mention du principe d’innovation page 11 avec un renvoi direct vers un document hébergé par BusinessEurope.
[5] Conclusions du Conseil, page 2 : « Lors de la préparation, de l’élaboration, ou de la mise à jour des politiques ou des réglementations de l’UE, le « principe d’innovation » devrait être appliqué ». Une note de bas de page rappelle l’existence du principe de précaution.
[6] Voir notamment Does the precautionary principle need to be supplemented ? Ethical considerations on the ‘innovation principle’, novembre 2019, Confédération fédérale d’éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain (CENH).
[7] Par exemple, la mise en œuvre du principe de précaution engendre des coûts dûs aux différentes évaluations, aux demandes d’autorisations, absence de décisions en cas d’incertitude scientifique, gestion des risques…
[8] Étude commandée par la Commission, Pelkmans et Randa, How can EU legislation enable and/or disable innovation, 2014 et Étude Driving innovation, Center for International Environmental Law (CIEL).
[9] Rapport commandé par la DG RTD Study supporting the interim evaluation of the innovation principle, Center for European Policy Studies, novembre 2019.
[10] Le CEPS est un groupe d’experts indépendant fondé en 1983 dont certains membres ont des liens avec des acteurs du secteur industriel dont Bayer, BusinessEurope ou ERF.
[11] Voir plus haut la définition proposée actuellement par la DG RTD dans sa dernière factsheet : « les politiques et les législations de l’UE devraient être développées, mises en œuvre et évaluées en vue d’encourager les innovations qui aident à réaliser les objectifs environnementaux, sociaux et économiques de l’Union, et à anticiper et exploiter les avancées technologiques futures ».
[12] https://ec.europa.eu/info/research-and-innovation/law-and-regulations/innovation-friendly-legislation/identifying-barriers_en