Wolbachia : la bactérie qui rend les moustiques inoffensifs
Oxitec développe des insectes transgéniques mâles stériles. Target Malaria envisage de créer des moustiques génétiquement « forcés ». D’autres entreprises ou consortium, eux, investissent une troisième piste : les moustiques « Wolbachia ». OGM ou pas ? Un débat compliqué avec encore peu de réponse.
La dengue a-t-elle été éliminée de Townsville dans le Queensland australien grâce à la dissémination dans l’environnement de moustiques Aedes aegypti infectés par la bactérie Wolbachia ? C’est ce que prétendent les autorités et le professeur O’Neill, de l’Université du Monash, responsable de ce projet. Après avoir relâché entre 10 et 20 000 moustiques sur une durée de dix semaines, plus de 80 % de la population est désormais constituée de moustiques infectés par la bactérie Wolbachia, bactérie qui interfère avec la réplication du virus de la dengue. Et ils étaient encore porteurs de cette bactérie lorsque les chercheurs les ont testés deux mois après la fin des lâchers. Comme Wolbachia se transmet d’une génération à l’autre (via les femelles), il n’était pas nécessaire de procéder à des lâchers répétés : selon des mécanismes peu connus, la bactérie Wolbachia devrait envahir les populations de moustiques, contrairement à la stratégie Oxitec, qui se base sur des lâchers répétitifs de mâles exclusivement. Cette stratégie développée via le consortium Eliminate Dengue consiste à relâcher des mâles et des femelles tous infectés par Wolbachia. Le but est de remplacer les populations sauvages par ces populations infectées par Wolbachia.
Une efficacité qui reste à préciser
Comme nous le précise Julien Cattel, chercheur à l’Université de la Réunion, « beaucoup de modèles prouvent que la propagation de Wolbachia dans les populations naturelles est rapide et les données expérimentales le prouvent également. Certaines données montrent que cette stratégie fonctionne bien sur les virus ARN tel que Zika, dengue… mais il faudra encore attendre des données concernant la diminution du nombre de cas de dengue pour valider son efficacité ». Interrogé par Inf’OGM, Yvon Perrin (Institut de recherche pour le développement – IRD et Centre National d’Expertise sur les Vecteurs, CNEV) confirme et nous précise qu’« au laboratoire, le virus est bien « bloqué » dans les femelles porteuses de cette bactérie ».
Julien Cattel nous explique que les chercheurs du programme Eliminate Dengue sont aussi confrontés à certains problèmes, notamment des hausses de températures qui peuvent affecter les densités de Wolbachia. Il évoque aussi une étude récente qui a montré que la présence d’une simple route pouvait perturber la dispersion des moustiques. De plus, peu de données sont disponibles sur l’évolution de la virulence de ces virus pour contourner la barrière Wolbachia. « Il y a beaucoup de paramètres à prendre en compte pour que les moustiques qu’on lâche se dispersent et remplacent les populations sauvages. Il n’y a pas que le fait d’induire 100 % de stérilité, il faut aussi que les moustiques puissent vivre dans la nature, qu’ils soient compétitifs », précise-t-il. Pas si facile de remplacer ces moustiques dans un système complexe…
Expérimentée dans plusieurs pays (Viêt-nam, Inde, Indonésie, Nouvelle Calédonie et d’autres îles du Pacifique, Brésil, Colombie et Australie), cette stratégie pose d’autres questions. Frédéric Jourdain (CNEV) se demande, par exemple, si une telle dissémination ne favorisera pas le développement d’autres virus. De plus, ces lâchers (dits auto-entretenus) sont, de fait et en théorie, moins contrôlables que les autres.
Les chercheurs reconnaissent aussi volontiers que le virus de la dengue peut évoluer génétiquement, ce qui limiterait l’efficacité de ces méthodes « wolbachiennes ». Cependant, pour Luciano Moreira de la Fondation Oswaldo Cruz qui a expérimenté la stratégie
O’Neill au Brésil, cette évolution sera lente, ce qui permet de réduire de fait l’ampleur de l’épidémie « pendant des décennies ». Pour Pablo Tortosa, de l’Université de la Réunion, « la stratégie est clairement séduisante même si on ne sait pas si le virus de la dengue va pouvoir s’adapter à ces nouvelles populations d’ Aedes aegypti infectées et contourner la barrière Wolbachia, et surtout il est difficile de préjuger de la virulence d’un tel virus adapté ».
Des moustiques stérilisants
Une autre stratégie a été proposée dès les années 60 [1] : la stérilité induite. Lorsqu’un mâle porteur de la bactérie Wolbachia se reproduit avec une femelle non infectée, les œufs produits n’éclosent pas. Reprise actuellement par l’Université du Kentucky, elle est développée par Verily, une filiale de Google. Cette stratégie vise à éradiquer (et pas remplacer) la population de moustiques Aedes aegypti. Le projet Debug de Verily a été expérimenté aux États-Unis, à Singapore, etc. Pour Julien Cattel, « le principal verrou de cette stratégie, c’est le sexage. Il faut être capable de sexer rapidement et efficacement (…) car on ne peut pas se permettre de relâcher des femelles dans la nature ». Malgré ces inconnues et difficultés, cette stratégie pourrait être aussi mise en œuvre pour éradiquer des populations d’insectes ravageurs des cultures agricoles. La stratégie de Eliminate Dengue, elle, n’a pas d’intérêt dans le cadre agricole, elle vise uniquement la transmission des virus aux êtres humains.
Wolbachia : OGM ou non ?
Il y a, affirme à Inf’OGM Frédéric Jourdain, une certaine forme de manipulation génétique avec la stratégie Wolbachia qui consiste à introduire une bactérie exogène par des techniques humaines. Le moustique Aedes aegypti est naturellement non infecté par Wolbachia. En laboratoire, les chercheurs récupèrent des œufs de drosophiles infectées par Wolbachia, ils prélèvent le cytoplasme de l’œuf et l’injectent dans un œuf d’A. aegypti. Ils considèrent que cette opération ne modifie pas le génome de l’hôte, ou alors de façon extrêmement négligeable. Ce qui est réalisé, c’est uniquement un transfert de souche de Wolbachia. Julien Cattel rappelle « que dans la nature la transmission horizontale [d’un gène] d’espèce à une autre arrive depuis des centaines de milliers d’années avec Wolbachia. Et il a été montré que des transferts horizontaux de gène entre la bactérie et l’insecte sont déjà arrivés mais sur des temporalités très longues. À notre échelle, le risque de transfert de gène est proche de zéro et reste un phénomène naturel ». Naturel, oui, mais sur d’autres espèces d’insectes. L’infection, ici, est réalisée en laboratoire. Wolbachia doit donc contourner le système immunitaire du moustique pour s’installer.
Il précise également que l’infection par Wolbachia peut avoir des effets importants sur le phénotype. Cela peut modifier la survie de l’insecte, sa fécondité, etc. Il conclut donc : « il ne serait pas surprenant d’un point de vue biologique qu’on considère le moustique infecté par Wolbachia comme un OGM mais je suis cependant favorable à ce qu’on facilite l’usage de ce type d’OGM en lutte anti-vectorielle. Ce sont des outils spécifiques, peu coûteux, et respectueux de l’environnement. Contrairement à de la mutagénèse ciblée, comme le Crispr/Cas9 ou la stratégie Oxitec, les risques d’apparition de résistance du moustique à ces introductions géniques et le risque de transfert de ces gènes létaux à d’autres espèces, sont quasiment inexistants ».
Cette question du statut OGM a également été soulevée par le Haut Conseil sur les biotechnologies (HCB). Son Conseil scientifique (CS) écrit [2] : « quel que soit le statut réglementaire des insectes artificiellement infectés par des bactéries Wolbachia dans l’UE, le CS estime qu’une évaluation selon des critères adaptés de la directive 2001/18/CE pourrait être réalisée de façon pertinente ». Plus loin, il souligne aussi que « la technique de propagation (…) s’apparente (…) à une technique de forçage génétique qui propagerait un facteur interférant avec la compétence vectorielle des moustiques ».
OGM ou pas, ces moustiques relèvent du HCB
Pour le Comité économique, éthique et social (CEES) du HCB, « les moustiques tels que ceux qui sont transinfectés par Wolbachia sont bien inclus dans les moustiques « au patrimoine génétique modifié ». Qu’ils relèvent d’une qualification de « génétiquement modifiés », qui les inclurait immédiatement dans la réglementation actuelle sur les OGM et donc dans les préoccupations du HCB semble donc a priori avoir été écarté par la saisine [du gouvernement au HCB]. Pourtant, il est très vite apparu qu’on ne peut pas, sur le plan du droit, affirmer qu’il y a une différence clairement identifiée entre « au patrimoine génétique modifié » et « génétiquement modifié » ». La poursuite des réflexions a conduit à penser que ces moustiques pourraient relever des réglementations sur les OGM (…). Quoiqu’il en soit, ils relèvent bien de « biotechnologies » et donc de préoccupations légitimes du HCB » [3].
Cette stratégie reste une approche technique, avec ses questions et ses limites. En tout état de cause, elle ne doit pas remplacer la mise en place de politiques publiques de santé ou d’équipement. La dengue est d’autant plus virulente que les populations sont mal nourries et l’OMS recommande une meilleure gestion des déchets et la destruction des gîtes larvaires des moustiques.
[1] Dans les années 60, l’utilisation de moustiques infectés par Wolbachia a été proposée pour la première fois pour lutter contre le moustique Culex pipiens : il s’agissait de relâcher exclusivement des mâles dans le but d’induire de la stérilité (technique de l’insecte incompatible) dans le but d’éradiquer la population des moustiques.