Biopiraterie : une autre colonisation
Si le pirate s’emparait des biens matériels des navires, le biopirate s’en prend, lui, à la valeur immatérielle du vivant et des connaissances qui lui sont liées. Plantes, animaux ou microorganismes, beaucoup d’entre eux contiennent en effet des caractéristiques ou sont liés à des savoir-faire susceptibles d’intéresser des États ou des entreprises, notamment en pharmacie, cosmétologie, ou encore dans le secteur semencier. Point commun : aucun n’a demandé aux détenteurs de ces savoirs et ressources leur autorisation pour les exploiter.
Plusieurs sources s’accordent pour octroyer la paternité du terme « biopiraterie » à Pat Mooney, un militant écologiste de l’ONG ETC, en 1993. Il s’agissait alors de dénoncer l’appropriation illégitime des ressources de la biodiversité et des connaissances traditionnelles associées des peuples autochtones, par des entreprises ou des centres de recherche, sans consentement préalable négocié avec ces peuples, qui risquaient de s’en voir ainsi dépossédés.
Du patrimoine commun de l’humanité aux patrimoines nationaux
Était-ce illégal de la part des entreprises ? Avant la Convention sur la diversité biologique (CDB) adoptée en 1992, n’importe quel chercheur ou entreprise pouvait légalement pratiquer de la « bioprospection », c’est-à-dire la collecte de ressources génétiques (plantes, animaux, microorganismes), souvent après avoir observé l’usage qu’en faisaient les populations autochtones. L’objectif était ensuite d’identifier le ou les principe(s) actif(s) issu(s) de la plante, pour en produire le cosmétique ou le médicament correspondant, souvent sans l’accord ni aucune contrepartie (car pas d’obligation légale) pour le détenteur initial de la ressource : une prolongation des pratiques coloniales de pillage. C’est ainsi que se sont constitués, essentiellement dans les pays occidentaux et pour les multinationales semencières, pharmaceutiques ou cosmétiques, d’immenses « banques de gènes » ou des jardins conservatoires. Conséquence : si 90 % des ressources naturelles sont situées dans les pays du Sud, 97 % des brevets sur ces ressources sont détenus par des entreprises pharmaceutiques, agroalimentaires ou cosmétiques des pays du Nord.
Fruit d’un compromis entre les États du Sud et du Nord, les ressources génétiques contenues dans ces banques de gènes, inaccessibles pour la plupart de ceux qui avaient fourni ce qu’elle contenaient, faisaient partie, depuis le début des années 80, d’un « Patrimoine commun de l’Humanité ». Mais en réalité, ces collections ex situ constituaient surtout le patrimoine commun des chercheurs et industriels des pays riches. Ce régime est donc remis en cause dans les années 90 par les pays du Sud qui craignent, notamment, de voir leurs ressources définitivement confisquées par les industries du Nord avec la montée en puissance du brevet.
Pour rééquilibrer les forces en présence, une des idées, concrétisée par la CDB (entrée en vigueur en décembre 1993), est de rendre à chaque pays la souveraineté sur les ressources génétiques présentes sur son territoire. Charge à ce dernier de permettre ensuite, ou non, que ses ressources soient exploitées. Dans le cadre de la CDB, en 2010, est également voté le protocole de Nagoya (entré en vigueur en octobre 2014), qui régit l’accès et le partage juste des avantages (APA) issus d’une ressource génétique (voir Biopiraterie : flou sur les règles internationales). Mais le protocole de Nagoya, dont l’application n’est pas rétroactive, ne rend pas les anciennes collections illégales et les entreprises peuvent continuer à y puiser leur « or vert ».
Propriétaire d’un bien naturel ? Une aberration pour certaines communautés
Certaines communautés locales et autochtones vivent encore de façon proche avec la nature environnante, dont elles tirent souvent leurs moyens de subsistance. Pour elles, les biens naturels sont collectifs et non appropriables, et la notion même de propriété leur est souvent étrangère. Mais la CDB véhicule un cadre bien différent de celui des communautés s’agissant du rapport au vivant : en redonnant aux États la souveraineté sur leurs ressources génétiques et en posant le principe de l’accès en contrepartie du partage des avantages, la CDB consacre l’appropriabilité des ressources génétiques… et le bonheur de l’industrie des biotechnologies, qui peut dès lors déposer des brevets.
Pourquoi s’organiser pour lutter contre la biopiraterie ? Après tout, plantes, animaux et microorganismes ont toujours voyagé, et rares sont les plantes qui ne peuvent pousser que sur leur lieu d’origine : pomme de terre, tomate et maïs ont par exemple été ramenés en Europe, depuis les Amériques, par les conquistadors espagnols… et adaptés au fil du temps à nos climats et notre culture. Faut-il dans ce cas parler de biopiraterie ? Stricto sensu, et à la lumière de la définition et des lois actuelles, oui, car à aucun moment les peuples détenteurs de ces ressources n’ont été consultés ni rémunérés. À noter que si certains réclament aujourd’hui des indemnités pour tous les métaux précieux pillés depuis l’invasion des Amériques (1492), personne, à notre connaissance, n’a encore revendiqué le paiement de royalties sur ces ressources végétales…
Jusqu’à récemment, ce « pillage » de ressources n’avait pas empêché les autochtones de continuer leurs cultures. Aujourd’hui, le prélèvement de ressources naturelles et des savoirs associés, suivi d’un dépôt de brevet, empêche parfois les communautés détentrices de continuer leurs pratiques ancestrales (voir Biopiraterie : heureusement, les ONG veillent).
Vigilance accrue dans les pays du Sud
Depuis l’adoption de la CDB puis du Protocole de Nagoya, certains pays (Brésil, Inde, Pérou…) se sont dotés d’un système de contrôle pour surveiller et empêcher la biopiraterie en dressant l’inventaire des ressources génétiques sur leur territoire et des savoirs traditionnels qui leurs sont associés. Au Pérou par exemple, la commission nationale contre la biopiraterie, créée en 2004, alimente un registre des ressources biologiques et des savoirs traditionnels. Elle a déjà permis l’abandon, l’annulation ou la révision de treize cas de brevets, dont un sur la fameuse maca (voir Les voleurs de maca), demandé par l’entreprise française Naturex, qui aurait donné à cette dernière l’exclusivité de la commercialisation d’un extrait alcoolique de maca utilisé dans le traitement des dysfonctionnements sexuels… Dresser un inventaire public, par écrit, des ressources génétiques et des savoirs traditionnels qui leurs sont associés fonctionne donc pour contrer un brevet dans notre système occidental. Mais quid de tous les savoirs transmis oralement ?
D’autres cas de biopiraterie, avec ou sans brevets, entraînent des perturbations dans le fonctionnement des communautés locales et leur environnement : l’Inde, par exemple, a obtenu l’annulation, par l’Office européen des brevets, d’un brevet sur la plante de neem déposé conjointement par le ministère de l’Agriculture des États-Unis et la firme multinationale W.R. Grace. Outre qu’il avait désorganisé le marché du neem, en faisant monter ses prix, le rendant inaccessible aux populations locales qui l’utilisaient couramment pour des lampes d’éclairage, et des traitements insecticides ou médicaux, ce brevet aurait interdit à toute industrie indienne d’extraire l’huile de neem pour la commercialiser.
À la biopiraterie « classique » (vol de ressources naturelles d’un pays par un tiers, avec ou sans dépôt de brevet), s’ajoute, depuis l’évolution du système des brevets sur le vivant, une autre tendance qui se développe : le dépôt de brevets, souvent par des multinationales semencières, sur des gènes natifs ou des informations génétiques. Un exemple : l’entreprise française Gautier Semences a sélectionné depuis longtemps des lignées de laitues contenant un caractère de résistance à un puceron. Mais l’entreprise néerlandaise Rijk Zwaan a déposé postérieurement un brevet sur ce type de laitue. Comment cela a-t-il été possible ? L’entreprise néerlandaise a identifié un caractère de résistance à ce puceron chez une espèce sauvage, mais ce caractère était structurellement lié, selon elle, à un autre gène, celui du nanisme. Elle dit avoir mis au point un procédé pour casser la liaison génétique entre le caractère de résistance et le caractère de nanisme, qui lui a permis de qualifier sa laitue d’invention et d’obtenir un brevet. Depuis, l’entreprise Gautier, doit lui payer des royalties pour continuer à utiliser ses propres lignées de laitues : un comble ! (voir Retour sur la COP 13 de la Convention sur la diversité biologique).
Enfin, le terme biopiraterie recouvre parfois d’autres usages : le simple fait de déposer un brevet sur le vivant, même en respectant la législation en vigueur, peut apparaître aux yeux de certains comme de la biopiraterie ; l’utilisation illégale du nom d’une variété (comme la tomate cœur de bœuf, dont certains industriels utilisent le vocable « type cœur de bœuf » alors que le nom de cette variété est déposé en Italie) ; ou même le vol et trafic de certains animaux (morts ou vivants : ivoire des éléphants, perroquets, chimpanzés…)… sont aussi qualifiés par certains de biopiraterie.