n°141 - septembre / octobre 2016

La biodiversité menacée par les droits de propriété

Par Emilie Lapprand

Publié le 06/09/2016

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Quand on pense à la biodiversité et aux Droits de Propriété Industrielle (DPI), les premiers mots qui viennent généralement en tête sont biopiraterie, pharmacopée… Le système de DPI dans le domaine de la sélection végétale est, lui, moins connu, bien que très développé. Pour le Réseau semences paysannes (RSP), ce système permet l’accaparement de la biodiversité cultivée par quelques semenciers, aux détriments des paysans.

L’objectif d’un droit de propriété industrielle (DPI) est de permettre à son détenteur de protéger un objet défini. La production, la réutilisation, la commercialisation de cet objet peuvent alors être soumises à des restrictions et être, si elles sont faites sans autorisations, considérées comme des contrefaçons.

Droit de Propriété Industrielle pour les végétaux : de quoi parle-t-on ?

Dans le domaine du végétal, deux systèmes coexistent : celui du Certificat d’Obtention Végétale (COV) qui protège une variété végétale ; et celui du brevet qui peut protéger des procédés de production [1], des plantes, des parties de plantes… mais également les caractéristiques d’une plante, que ces dernières pré-existent à l’état naturel ou non.

En pratique, c’est l’articulation de ces DPI avec les différents pans du modèle industriel de l’agro-alimentaire (mécanisation, calibrage, commercialisation sur grandes distances…) qui aboutit aujourd’hui à une réduction drastique de la biodiversité cultivée. Par exemple, les critères auxquels doit répondre le créateur d’une variété (obtenteur) souhaitant protéger une variété végétale par un COV, à savoir la Nouveauté, la Distinction, l’Homogénéité et la Stabilité (NDHS) sont copiés sur ceux du catalogue des variétés végétales. Cela signifie concrètement que la majorité des variétés inscrites au catalogue pour être commercialisées sont également protégées par un COV. Ainsi, le couple COV (restriction d’utilisation et retour sur investissement) et catalogue (autorisation de mise sur le marché) répond aux besoins de standardisation de la production agro-alimentaire.

Droit de Propriété Industrielle et biodiversité ne font pas bon ménage

Revenons sur l’un des critères auquel doit répondre une variété si elle veut être protégée par un COV : l’homogénéité [2]. Comme l’illustre Pierre Rivière dans son article [3], c’est l’inverse de ce qui est recherché en sélection paysanne où le travail se centre sur des populations et où la diversité génétique intrinsèque est nécessaire pour permettre l’adaptation et la rusticité de la plante. Et l’inverse de ce que la « Nature » produit spontanément ! Ainsi, l’homogénéité et la stabilité requises par le COV sont l’antithèse de ce qui constitue la biodiversité : variété, évolution, adaptation… Sachant que ces critères NDHS sont aujourd’hui suivis par la grande majorité des semenciers, il n’est pas étonnant de constater que la diversité des variétés cultivées, ainsi que la diversité au sein de chaque variété, diminuent. Par exemple, pour les potagères, des 876 variétés de 16 espèces ou sous-espèces inscrites au catalogue officiel en 1954, il n’en restait plus que 182 (21%) au catalogue en 2002 soit près de 80% de perte en 50 ans ! [4]

Les DPI ont aussi un impact sur les acteurs de la biodiversité cultivée. En termes de sélection végétale, dans le modèle développé depuis le début du XXe siècle, ce sont des sélectionneurs « professionnels », les semenciers, qui apparaissent comme les acteurs principaux. Quid de la place des paysans ? Quand les semenciers parlent avant tout de « sélection végétale » voire « d’amélioration variétale », certains paysans souhaitent, eux, faire entendre leur rôle dans l’entretien et le renouvellement de la biodiversité cultivée. S’il est communément admis que la sélection paysanne est à la base des travaux des semenciers modernes, la place légitime des paysans en 2016 dans ce domaine est par contre négligée. Et pourtant : dans la majorité des pays en développement, les systèmes semenciers traditionnels (sélection, échanges de semences et savoir-faire entre paysans) permettent à la majorité des paysans de maintenir une agriculture vivrière qui nourrit 75% [5] de la population mondiale. On oublie également souvent que des paysans, certes encore peu nombreux, dans les pays dits développés, se sont réappropriés cette étape de leur travail (en France, certains sont adhérents du RSP). La sélection peut donc être paysanne ! Un des aspects principaux que l’on retrouve dans ce second modèle est le caractère collectif du travail : il est nécessaire de se baser sur une communauté, réunissant paysans (et même jardiniers), pour compléter les savoir-faire et les ressources nécessaires au maintien et au renouvellement de la biodiversité cultivée.

Supprimer les DPI pour que la biodiversité cultivée rejaillisse

Les droits accordés aux détenteurs de DPI sur la production, la réutilisation et la commercialisation des végétaux protégés par un DPI (COV ou brevet) sont de plus en plus restrictifs : depuis 1991, le système de l’Union pour la protection des obtentions végétales (Upov) ne reconnaît plus d’exception pour les paysans réutilisant à la ferme les semences d’une variété protégée (sauf, pour 34 espèces, en payant). De plus, toujours depuis 1991, le concept de Variété Essentiellement Dérivée (VED) [6], rend plus incertaine et difficile d’application l’exception de sélection qui permet à chacun de réutiliser une variété protégée pour faire une sélection ultérieure sans demander d’autorisation.

Le brevet est encore plus contraignant que le COV. Dans certains pays (notamment avec la future application du Brevet Unitaire Européen), il ne reconnaît pas d’exception de sélection mais uniquement une exception de recherche. Des droits de licence peuvent être négociés avec le détenteur du brevet mais ce dernier n’a pas d’obligation de les accorder. Surtout, au-delà des OGM transgéniques, on observe depuis plusieurs années le développement de brevets sur des « traits natifs », c’est-à-dire des séquences génétiques ou des caractéristiques naturellement présentes dans certaines plantes à l’état « naturel ». La biodiversité cultivée, utilisée dans les sélections paysannes, peut donc être brevetée par les semenciers, empêchant les paysans de continuer à l’utiliser et les transformant même alors en contrefacteurs [7].

Le modèle dans lequel s’inscrivent les DPI est donc en totale contradiction avec la philosophie des systèmes semenciers traditionnels. Ces derniers sont en effet basés sur les échanges de semences et savoir-faire entre paysans, et la circulation des semences se fait, dans ce cas, selon des règles d’usages qui ne correspondent pas aux règles d’appropriation des DPI. Ainsi, même si ces paysans n’utilisent pas forcément les semences commerciales protégées par les DPI, le modèle « officiel » a des répercutions directes : en bafouant les droits des paysans, les DPI obligent souvent ces acteurs majeurs de la biodiversité cultivée à vivre dans l’ombre.

L’une des justifications première dans la mise en place des DPI est de promouvoir l’innovation en récompensant le détenteur du brevet ou du COV. La tendance actuelle dans le secteur semencier industriel est une concentration des entreprises : les DPI apparaissent avant tout comme un outil dans la stratégie économique des plus grosses entreprises pour racheter leurs concurrents… La biodiversité cultivée n’a rien à y gagner.

De plus les DPI sur le vivant profitent de la caractéristique propre du vivant qui est de se reproduire, différence fondamentale par rapport à tous autres domaines industriels. Les DPI apparaissent donc comme des verrous juridiques qu’il est légitime de questionner car ils ne remplissent pas leur fonction de promotion de l’innovation et surtout parce qu’ils participent à l’entretien d’un dangereux modèle agro-alimentaire. Ne serait-il pas temps de dépasser les verrous culturels et intellectuels qui nous empêchent de penser autrement la sélection végétale ? D’acter que l’innovation peut se développer en l’absence de DPI et dans le respect de la biodiversité et des acteurs qui y contribuent ?

[1Au sein de la Convention sur les Brevets Européens, il s’agit des procédés techniques dont les procédés micro-biologiques. Les procédés essentiellement biologiques ne sont pas brevetables.

[2voir article 8 de l’Upov : « La variété est réputée homogène si elle est suffisamment uniforme dans ses caractères pertinents, sous réserve de la variation prévisible compte tenu des particularités de sa reproduction sexuée ou de sa multiplication végétative ».

[4F. Delmond, semencier artisanal

[54, «  Avec le chaos climatique, qui nous nourrira ? », EtcGroup, 2014

[6Pour déposer un COV sur une nouvelle variété, cette dernière ne doit pas être « essentiellement dérivée » des variétés parentes.

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