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L’agriculture « intelligente » face au climat : cheval de Troie des OGM ?
Le 24 septembre 2014, s’est tenu à New York, un sommet des Nations unies sur le climat [1], à l’initiative du Secrétaire général des Nations unies, Ban-Ki Moon. Cette nouvelle conférence internationale entendait « apporter des solutions et inciter à l’action » afin, a précisé le coréen, de « donner un nouvel élan à la lutte contre les changements climatiques ». Or, ce n’est plus un secret : l’agriculture est à la fois une des causes de la crise climatique et un des secteurs qui en subira de plein fouet les conséquences. L’agriculture a donc été mise à l’ordre du jour, comme l’un des huit axes principaux de ce sommet. Parmi les solutions, les Nations unies ont lancé une « Alliance mondiale pour une agriculture intelligente face au climat » (« Global Alliance for Climate-Smart Agriculture ») [2]. Mais qu’est-ce que l’agriculture intelligente ? Qui va s’investir dans une telle Alliance ? Quelles pratiques agricoles va-t-elle soutenir ?
C’est l’organisation des Nations unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (Food and Agriculture Organisation, FAO) qui portera au niveau international cette Alliance. Elle a donc proposé, en 2010, une première définition de cette agriculture intelligente face au climat (AIC) : elle « a pour objet de renforcer la capacité des systèmes agricoles de contribuer à la sécurité alimentaire, en intégrant le besoin d’adaptation et le potentiel d’atténuation dans les stratégies de développement de l’agriculture durable ». Soit.
Une définition floue
Qui ne souhaiterait pas améliorer la sécurité alimentaire ? La suite de la définition est du même acabit : un texte creux qui ne peut faire que l’unanimité. La définition de la FAO se termine ainsi : « Dans le concept d’agriculture intelligente face au climat, il est bien entendu que la mise en œuvre des mesures retenues est déterminée par le contexte et les capacités spécifiques propre à chaque pays et qu’elle est facilitée par un accès à des informations plus précises, des politiques harmonisées, des dispositions institutionnelles coordonnées et des mécanismes incitatifs et financiers souples. La notion d’agriculture intelligente face au climat évolue et il n’existe pas de modèle universel quant à son application ».
Ces contours tout à fait flous ne sont pas sans susciter quelques craintes : l’agriculture intelligente face au climat n’est-elle pas le nouveau cheval de Troie de l’agriculture industrielle et des OGM, responsable, en partie, de ce dérèglement climatique ?
La FAO est accompagnée, dans la mise en place de cette Alliance, par le programme de recherche « Changement climatique, agriculture et sécurité alimentaire » (en anglais CCAFS) du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI ou CGIAR, de l’anglais Consultative Group on International Agricultural Research)…
Le but de cette agriculture intelligente face au climat est triple : » une augmentation durable de la productivité et des revenus agricoles (sécurité alimentaire) ; l’adaptation et le développement de la résilience face au changement climatique (adaptation / résilience) et la réduction et/ou l’éradication des émissions des gaz à effet de serre (atténuation), dans la mesure du possible« . Ces objectifs sont assurément partagés par de nombreuses organisations… mais les différences sont dans le « comment » ? En effet rien n’est dit sur ce qu’il possible ou non de faire au nom de cette agriculture intelligente. L’absence de contours et de critères laisse la porte ouverte à n’importe quel projet, du moment qu’il est bien emballé sémantiquement… Mettez du durable, de la gestion des sols, de la reforestation… et vous aurez un projet éligible alors qu’il peut être tout à fait néfaste tant au climat qu’aux populations concernées.
Expériences réussies ? Pas pour tout le monde !
La FAO a présenté dix « success stories » (expériences réussies) et le CGIAR, qui participe activement à la mise au point de cette Alliance, en a présenté seize. Décrypter ces histoires merveilleuses nous permet de mieux cerner ce qui pourrait, à termes, bénéficier de cette appellation. Nous aurons l’occasion de les analyser en détail à l’occasion d’autres articles, mais nous tenons à souligner quelques éléments. Tout d’abord, aucun projet ne concerne directement l’agro-écologie. Plusieurs exemples concernent des variétés transgéniques, comme les plantes rendues tolérantes aux herbicides et aux ravageurs qui « renforcent la résilience climatique des systèmes agricoles et leur capacité à atténuer le changement climatique » ; des variétés hybrides, comme les maïs tolérants à la sécheresse développés avec l’argent de la Fondation Bill & Mélinda Gates et l’USAID ; des mécanismes financiers en Chine ou l’intégration des paysans kényans au Fonds BioCarbone de la Banque mondiale ; l’embauche de paysans « pauvres » en Éthiopie dans des travaux publics (le tout financé par de l’argent international) ; l’intégration des forêts de Tanzanie au mécanisme de développement propre de Kyoto et/ ou du Programme de collaboration des Nations unies sur la Réduction des émissions liées à la déforestation et à la dégradation des forêts dans les pays en développement (REDD), etc.
Ces projets posent de nombreuses questions : ils visent surtout à intégrer des paysan-ne-s dans des logiques de dépendances financières et techniques. Au-delà des objectifs officiellement affichés, et dont nous pourrions discuter la concrétisation, les projets dans les pays du Sud permettent de « vendre » un modèle agro-économique, basé sur les intrants, les semences à haut rendement, les exportations… Cette agriculture intelligente face au climat (AIC) permettra aussi d’élargir le marché carbone – qui n’est pas une solution au changement climatique – à l’ensemble des agricultures. Derrière l’AIC, nous retrouvons le spectre de la Révolution verte dont les bénéfices sociaux et écologiques sont discutables. Ce sont les mêmes acteurs, dont la Banque mondiale, le CGIAR, et la même sémantique. Cette AIC n’est pas une agriculture qui part de la réalité des paysans : elle continue d’être dictée par des institutions internationales et mise en œuvre par des agents économiques des pays du Nord. Nous avons le sentiment que les leçons du passé n’ont pas été prises en compte. Dommage.
Par ailleurs, cette Alliance, craignent certaines ONG, ne risque-t-elle pas de « créer un espace politique concurrentiel aux négociations en cours dans le cadre de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatique » ? Pourquoi créer un nouvel espace de discussion ? L’agriculture ne peut-elle pas être discutée dans le cadre du Protocole de Kyoto et d’autres conventions internationales déjà en place ? Cette alliance n’est-elle pas un nouvel espace de promotion des actions de greenwashing de l’industrie ? Les solutions proposées permettront-elles d’augmenter l’autonomie paysanne ? Pourquoi l’agro-écologie n’est-elle pas explicitement recommandée par cette Alliance ?
Il est aussi tout à fait curieux de noter qu’aucune référence n’est faite au travail international connu sous le nom de « Evaluation internationale des sciences et technologies agricoles pour le développement » (International Assessment of Agricultural Science and Technology for Development, IAASTD). Les conclusions de l’IAASTD avaient été approuvées par 59 gouvernements, et elles n’étaient pas franchement en faveur de l’agriculture industrielle et de la propriété industrielle appliquée aux semences [3].
Quelle gouvernance pour cette Alliance ?
Concrètement, quel sera le visage de cette Alliance ? La FAO a d’ores et déjà mis en ligne un document-cadre que les membres doivent accepter. On trouve quelques éléments d’organisation, comme le fait qu’il s’agira d’une structure légère composée d’un comité stratégique et d’une « Unité de Facilitation », le tout hébergé par la FAO, que cette Alliance est ouverte aux gouvernements, aux organisations internationales et régionales, aux institutions, à la société civile, aux organisations agricoles et aux industries. Aucune participation financière ne sera exigée pour en être membre, et surtout, « être membre de l’Alliance ne créera pas d’obligations contraignantes et chaque membre déterminera individuellement la nature de sa participation », dans le respect du cadre défini, un cadre flou comme nous l’avons déjà souligné. Quelle sera concrètement la gouvernance de cette Alliance ? Quelle obligation aura-t-elle de prendre en compte les demandes et les moyens des petits agriculteurs des pays du Sud ? Quelle évaluation sera fait de son action et par qui ? Autant de questions qui restent en suspend et qu’il aurait fallu traiter et éclaircir avant le lancement officiel de l’Alliance…
D’ores et déjà quelques multinationales se sont engagées dans cette Alliance : Mc Donalds, Kellogg’s, Syngenta, Walmart et Yara [4], une entreprise qui produit et vend des engrais azoté de synthèse. Trois organisations de l’industrie des engrais – the International Fertilizer Industry Association (IFA), the International Plant Nutrition Institute (IPNI) et The Fertilizer Institute (TFI) – ont aussi rejoint l’Alliance [5]. Leur argument est que les engrais permettent d’augmenter les rendements, donc préserver les forêts. Un raisonnement un peu simpliste qui néglige, notamment, les gaz à effet de serre émis pour la fabrication des engrais, leur transport et leur épandage et les émissions indirectes dues au processus de nitrification.
Malgré les nombreuses faiblesses de l’Alliance, plusieurs ONG internationales ont déjà apporté leur soutien à cette Alliance : Catholic Relief Services (CRS), CARE, Concern Worldwide, Nature Conservancy, World Vision. Le cas d’Oxfam est pour le moins particulier : si Oxfam France a signé la lettre « L’urgence climatique ne doit pas alimenter l’agrobusiness », et demande à la France de quitter cette Alliance, Oxfam International a pris parti pour l’Alliance.
[2] http://www.fao.org/climate-smart-agriculture/en/. Le site consacré à cette Alliance, hébergé par la FAO, n’est disponible qu’en anglais
[3] , « « Les biotechnologies modernes ne sont pas adaptées aux petits agriculteurs » », Inf’OGM, mai 2009