Tribune

Face au développement technologique, prendre le temps d’une réflexion globale ?

Par Frédéric Jacquemart, Groupe International d'Études Transdisciplinaires (GIET)

Publié le 03/12/2025

    
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Le développement des OGM, de la numérisation du vivant, du « biocontrôle » sont des indicateurs des ambitions croissantes des multinationales à s’approprier le vivant, mais pas que. Il s’agit aussi, sinon surtout, d’un développement technologique qui, adopté, impacte de façon majeure le système global que constituent nos sociétés et leur environnement. Les changements sont tellement importants que Frédéric Jacquemart parle de « disruptions systémiques ». Des disruptions qui devraient motiver nos sociétés à adopter une approche globale pour mieux préparer et accepter la nécessaire émergence d’autres « structures viables » pour reprendre ses mots.

Les technologies génèrent des moyens d’action de plus en plus puissants sur les systèmes dans lesquels nous vivons. Or, l’évaluation des effets de ces technologies est limitée aux conséquences directes de leurs produits (par exemple un OGM sur tel ou tel groupe jugé pertinent, comme un clone de rat de laboratoire, le ver Eisenia fetida etc.).

Les systèmes complexes, tels que les écosystèmes et les sociétés, sont maintenus grâce à leurs organisations, constituée pas à pas au cours de l’évolution. Modifier artificiellement ces organisations engendre un risque majeur, qui peut aller jusqu’à concerner la pérennité même de ces systèmes, dont nous faisons partie. Or, cet enjeu, qui dépasse tous les autres en importance, n’est simplement pas pris en compte dans l’évaluation actuelle des risques technologiques !

Depuis une quarantaine d’années, Frédéric Jacquemart plaide désespérément pour qu’enfin la technologie ne se développe plus aveuglément par rapport à ce qui constitue notre destin commun.

Un premier exemple de cette approche globale, systémique, a été donnée dans la tribune « Biodiversité et stabilité des systèmes naturels : quels impacts des OGM ? »i. Aujourd’hui, Inf’OGM publie une seconde note, introduisant un autre aspect, sociétal cette fois, de cette production technologique aveugle. Que les OGM puissent participer à une poussée de violence systémique, ce n’est pas intuitif, et pourtant…

Note d’introduction à l’approche globale (systémique) de la violence disruptive et réactionnelle

Note de l’auteur : cette note, extrêmement courte, apparaît forcément, de ce fait, comme simpliste et dogmatique. Elle n’a pas pour fonction de montrer, mais seulement d’attirer l’attention sur cette approche globale, systémique, qui peut être amplement développée et justifiée.

Nous vivons dans des systèmes complexes adaptatifs (écosystèmes, sociétés…) dont nous dépendons totalement. Ces systèmes peuvent être représentés par des réseaux d’interactions entre les éléments. C’est une approximation, mais elle permet déjà beaucoup.

Ces systèmes, issus des interactions des éléments, ont une dynamique, une organisation, une évolution qui leur sont propres. Ces dynamiques, organisations, évolutions, ne sont pas la somme des interactions individuelles, mais sont une émergence (forte) à partir de ces interactions, irréductibles à elles.

En retour (récursivement), les organisations des systèmes viennent agir sur les éléments et leurs connexions, permettant ainsi la pérennisation du système.

Les groupes de primates sont limités en nombre. Les groupes d’humains « natifs » sont limités à 150 individus en moyenneii. Au-delà, il y a scission. Or, nous vivons dans des sociétés de dizaines de millions d’individus. Il faut donc, pour assurer la cohésion de telles sociétés, beaucoup de choses communes : langue, symboles, coutumes, croyances, récits, éthique, valeurs, institutions, enseignement, etc. et ce à toutes les échelles (organisation fractale) et de manière concordante.

Ces contraintes systémiques au comportement individuel sont extrêmement fortes, mais cela n’enlève rien au libre-arbitre, qui, au contraire, est rendu possible par ces restrictions, sans lesquelles l’humanité n’existerait pas. Même les groupes inférieurs au « nombre de Dunbar » ont des contraintes collectives. De plus, à notre échelle, l’espace de liberté à l’intérieur de ces contraintes est énorme. Nous ne sommes pas les esclaves du système. De la même manière, la pesanteur est une contrainte qui s’impose à tous les corps, mais elle est permissive de la vie et laisse une immense liberté. Devoir respirer est aussi une contrainte, etciii.

Fait très important, comme nous le verrons, l’ensemble de cette mise en cohérence passe très majoritairement et nécessairement par l’inconscient.

Le cadre de la présente réflexion repose sur l’évolution de la culture ou de la civilisation occidentale (mondialisée, c’est important). Pour pouvoir la représenter quantitativement sur un graphe, il faut des paramètresiv discrets. On peut utiliser les évolutions de technologies très significatives et structurantes, comme celle de la puissance des microprocesseurs (fig. 1) ou celle de l’intelligence artificielle (IA) (fig. 2) ou l’évolution d’une résultante globale de l’évolution technologique comme la démographie (fig. 3). En gros, et ça ne surprendra personne, cette évolution est grossièrement exponentielle. Cela veut dire qu’après une très très longue période où le changement est très faible (à une échelle globale), survient une phase d’accroissement très rapide, qui va vers l’infini. Nous sommes dans la partie de la courbe où la vitesse de croissance est gigantesque et pour laquelle une toute petite avancée dans le temps nous mène à l’infini, ce qui est clairement inatteignable. Le fait a été souligné par de nombreuses personnes, mais sans que ce soit pris en compte par les décideurs (ni la plupart des ONG d’ailleurs…). Cela veut pourtant dire sans ambigüité que le moteur, culturel, de cette civilisation (encore une fois : mondialisée) s’effrite inéluctablement. On peut montrer que ce processus d’effritement est déjà en cours.

Que l’on tienne aux valeurs et autres qui l’ont maintenue (travail, famille, patrie, patriarcat, etc.) ou qu’on se réjouisse de les voir s’effriter, de toute façon, ce n’est pas un choix : la civilisation occidentale s’achève et il n’existe aucun moyen de la sauver. La question n’est donc pas au niveau d’un tel choix, elle est dans la préservation de la possibilité de laisser émerger une ou des autre.s civilisation.s et cette possibilité repose sur la prévention de la violence réactionnelle engendrée par les disruptions systémiques consécutives à ces changements profonds.

Sans pouvoir développer, prenons le cas de l’augmentation sans précédent de la vitesse d’évolution de la société. Face à de tels changements, tout le monde ne réagit pas à la même vitesse ni dans le même sens. Et ceci dans différents contextes : certains seront très à l’aise et seront même demandeurs de plus de vitesse en informatique ou en IA, mais seront mal à l’aise face à l’évolution des mœurs, par exemple. La vitesse d’évolution d’un système complexe n’est pas un paramètre de description, mais une composante de l’organisation du système lui-même. Accélérer ou ralentir significativement un tel système perturbe son organisation, jusqu’à, éventuellement, la détruire. Ici, cela aboutit à des ruptures des liens générateurs de l’organisation de la société et à la formation d’autres, avec formation d’îlots de plus en plus séparés des autres, avec génération de leur propre éthique, langage, mythes, etc. L’altération des processus de cohérence sociologiques fait que déjà, alors que nous ne sommes qu’au début de ce processus, de nombreux pays sont devenus ingouvernables et que de nouvelles formes de violence s’installent : violence clanique par disruption systémique et violence sans autre motif que la réaction viscérale à une perte d’être.

N’oublions pas que la dynamique des systèmes sociaux s’exprime par l’inconscient des individusv. L’effritement du système pousse inconsciemment les individus vers une violence qui, en retour, augmente l’effritement. Les boucles de rétroaction positives sont vite incontrôlables : il y a urgence majeure.

Même si l’inconscient représente la grande majorité de l’activité intellectuelle et qu’il prépare et prend souvent les décisions, la conscience est en interaction étroite (récursivité, là encore). Sans entrer dans ce domaine très important pour notre sujet, disons que la conscience a la capacité de, justement, prendre conscience des productions de l’inconscient et qu’elle peut s’y opposer, au moins dans certains cas. Si nous comprenons, même grossièrement, le fonctionnement de la société en tant que système complexe et que nous comprenons que son évolution génère normalement des pulsions violentes, nous pouvons, lorsque ces pulsions se manifestent, les reconnaître et les refuser. Cela n’entravera pas le processus d’effritement de la culture dominante actuelle, mais cela permettra de passer à d’autres structures viables. En plus, cela permettra de profiter d’une phase, certes compliquée, mais passionnante, de métamorphose culturelle.

NB : cette aventure passionnante, nous l’avons appelée « la grande épopée » et introduite dans une vidéo. Vous pouvez contacter l’auteur à grandeepopee@orange.fr

Figure 1 : évolution de la puissance des microprocesseurs
Figure 2 : évolution de l’IA à partir de trois paramètres
Figure 3 : évolution de la démographie mondiale depuis le néolithique

i Frédéric Jacquemart, « Biodiversité et stabilité des systèmes naturels : quels impacts des OGM ? », Inf’OGM, 18 novembre 2025.

ii Dunbar, R.I.M., « Neocortex size as a constraint on group size in primates », Journal of Human Evolution 22(6), pp.469-493, 1992.
Une abondante littérature existe à ce sujet suite à cet article.

iii Pour élargir (et améliorer), voir l’importante notion d’ « enablement » de Giuseppe Longo et Maël Montévil :
Giuseppe Longo, Maël Montévil, « Extended criticality, phase spaces and enablement in biology », Chaos, Solitons & Fractals, Emergent Critical Brain Dynamics, 55, pp.64-79, 2013.

iv Paramètres au sens courant du terme, pas mathématique.

v Il s’agit ici de l’inconscient des neurosciences, différent de celui de la psychologie et de la psychanalyse.

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