OGM : rendre malade les animaux pour espérer nous soigner
En 2019, en France, 1 865 403 animaux ont été utilisés à des fins expérimentales [1], dont 418 242 animaux génétiquement modifiés (AGM) [2] ; parmi ces derniers, 61 357 sont porteurs d’un phénotype dommageable pour l’animal. On trouve dans ce sous-groupe essentiellement des souris, des rats et des poissons-zèbres, mais aussi 45 chiens (en particulier issus de lignées de chiens porteurs d’un gène induisant une forme de myopathie, sur lesquels des pistes de traitement sont testées). Dans l’Union européenne, en 2019, 2,66 millions d’utilisations portant sur des AGM ont été enregistrées, dont 17% avec phénotype dommageable [3].
Rares sont les « modèles animaux » vraiment significatifs pour une maladie humaine, mais il est considéré qu’il suffit que l’animal développe quelques traits de la maladie pour permettre d’améliorer la connaissance de la physiopathologie. Les techniques utilisées se sont développées dans les années 1980. Il peut s’agir d’insertion, d’inactivation ou de mutation de gènes, via des techniques de transgenèse additive ou soustractive. L’arrivée des nouvelles techniques de modification génétique (comme celle qui utilise CRISPR/Cas9 [4]) a encore facilité et multiplié ces manipulations. Les objectifs de ces expérimentations relèvent avant tout de la recherche fondamentale ou appliquée, couvrant un très large spectre d’affections.
À ces données, il faut ajouter les animaux tués dans les élevages sans avoir été inclus dans des expérimentations [5] :
- animaux produits, élevés et tués, issus de la création d’une nouvelle lignée génétiquement modifiée mais ne présentant pas les caractéristiques souhaitées : 61 205 ;
- animaux élevés et tués lors de la maintenance d’une lignée génétiquement modifiée (surnuméraires, malades…) : 609 996.
Le résultat est qu’au total, cette activité conduit à tuer chaque année environ 1,1 million d’animaux dont plus de la moitié « pour rien » ; on est loin du respect dû à l’animal, « créature sensible », selon les termes de la directive européenne de 2010 sur l’utilisation des animaux à des fins scientifiques.
En Chine et au Japon, ces modifications du génome concernent aussi des primates non-humains. L’objectif est de créer des lignées d’animaux porteurs d’un gène pathogène afin de disposer d’un modèle animal proche de nous sur les plans physiologique, anatomique et génétique, présentant certaines caractéristiques d’une maladie humaine, le plus souvent d’une maladie neurologique, que les singes ne développent pas spontanément. Pour gagner du temps, les chercheurs appliquent aussi la méthode du clonage. Par exemple, en juin 2019, un gène impliqué dans l’autisme (SHANK3), qui a déjà conduit de nombreuses souris à avoir des comportements sociaux difficiles (sans que cela ait beaucoup fait avancer le sujet), a été introduit dans le génome de macaques [6]. Ceux-ci présentaient des troubles du sommeil, des déficits moteurs et des comportements répétitifs accrus, ainsi que des troubles sociaux et d’apprentissage.
Ces expérimentations sont apparues à la fois comme des prouesses techniques et des expériences dangereuses au titre de leurs conséquences éthiques. Certains s’émeuvent du retard pris en Europe face à une Chine moins frileuse vis-à-vis de la conduite à tenir en expérimentation animale, même s’il n’est pas certain que « l’avance » soit réelle [7]. Un article a ainsi mis en balance le fardeau des maladies neurodégénératives, les promesses ouvertes par ces technologies génétiques chez les primates et les questions éthiques soulevées par les associations en Europe et aux États-Unis [8]. Mais cet article oublie de discuter les possibilités de méthodologies alternatives (organes sur puce, simulation informatique…) tant le modèle animal avec acte invasif est ancré dans les esprits. Si bien que la conclusion est que les pays occidentaux risquent de perdre du terrain sur la Chine et le Japon en matière de production de connaissances.
Les utilisateurs reconnaissent l’existence d’un problème éthique, mais il semble que le fait de soulever ce problème suffise à l’éliminer, de façon fort commode, dans un bel exercice de dissonance cognitive.
Certaines procédures vont plus loin en manipulant des embryons ou des cellules souches pluripotentes de plusieurs espèces afin de constituer des chimères, des animaux porteurs de patrimoines génétiques différents. L’un des objectifs avancé est de mieux comprendre le développement embryonnaire. Un autre objectif est le développement chez l’animal d’organes « humanisés », qui pourraient ensuite être transplantés chez des patients en attente de greffe. Cela représente ce qu’on peut imaginer de pire en termes d’exploitation et de réification de l’animal. Par exemple, des cellules souches humaines ont été implantées dans un embryon de mouton, le tout étant réimplanté dans l’utérus d’une brebis ; la portion du génome qui gouverne la formation du pancréas a été, au préalable, supprimée dans l’embryon, et les gènes humains sont supposés prendre sa place [9]. À ce stade, les embryons sont détruits avant terme, mais les auteurs promettent qu’un jour, il sera possible de disposer de pancréas humains développés chez la brebis.
L’histoire des xénogreffes est un long parcours d’échecs [10]. Dans la période récente, des organes de porc génétiquement modifiés (rein, cœur) ont été greffés chez des primates [11]. Et en janvier 2022, aux États-Unis, un cœur de porc génétiquement modifié [12] a été greffé à un patient insuffisant cardiaque, qui a survécu deux mois. Les obstacles médicaux sont encore considérables si l’on veut éviter de rendre le receveur complètement immunodéprimé, avec le risque de développer des infections transmises par le tissu animal ; d’ailleurs, le greffon de ce patient américain a justement été infecté par un virus porcin ! Or, il existe d’autres directions de recherche pour produire des tissus et des organes possiblement transplantables à l’être humain, outre le développement du don d’organes : bio-impression, organes artificiels (cœur, rein, pancréas…), avec davantage de fiabilité et de sécurité.
Dans la lignée de ces travaux, certaines équipes ont réalisé des chimères singes-humains à partir d’embryons de macaques. Pourtant, la loi de bioéthique de 2011 indiquait que « la création d’embryons transgéniques ou chimériques est interdite » [13]. Mais la révision de cette loi en 2021 lève cette interdiction, à condition qu’il s’agisse d’embryons d’animaux dans lesquels des cellules souches humaines sont implantées, et non l’inverse. Début 2021, sans attendre, et sans respecter la loi de 2011, une équipe lyonnaise a publié une étude où des cellules souches pluripotentes humaines induites ont été insérées dans des embryons de macaques [14]. Les embryons chimères ont vécu quelques jours, mais l’objectif était cependant de poursuivre le développement plus longtemps, jusqu’à la naissance d’animaux chimériques [15].
En 2015, le NIH (National Institutes of Health), aux États-Unis, avait indiqué cesser le financement de ce type d’études avant de reprendre au fond la réflexion éthique [16]. Ce moratoire a été en partie levé en 2016, avec certaines conditions, notamment pour éviter que le cerveau de ces nouveaux êtres ne soit contaminé par des cellules humaines. Les débats sur ce thème portent sur trois plans : l’impact sur le bien-être et les intérêts de ces êtres vivants, l’utilisation de matériels embryonnaires humains, la sécurité (risque de zoonose) [17].
Les chercheurs défendent qu’ils connaissent les limites et, jamais au grand jamais, ils ne passeront la ligne rouge représentée par des chimères portant sur le système nerveux central. Mais nous avons vu plus haut que des équipes chinoises « s’amusent » déjà à modifier des gènes impliqués dans le fonctionnement du système nerveux central chez le macaque. Il a aussi été testé l’insertion de neurones du cortex humain dans le cerveau d’une souris. De fait, la ligne rouge est déjà franchie. Le risque est de s’y habituer et d’en déduire qu’on peut repousser toujours davantage la « contrainte » éthique.