OGM : 20 ans d’oppositions
Le dossier des OGM peut être considéré par la sociologie comme un conflit réussi. En effet, au-delà d’une bataille de positions idéologiques entre partisans et opposants, des questions éthiques, des pratiques agricoles, des enjeux environnementaux et des protocoles de recherche ont été débattus et réinventés sur la base de ce conflit, depuis plus de 20 ans maintenant. Bien qu’il soit impossible d’établir des vainqueurs et des perdants dans ce conflit, organisations de la société civile, pratiques locales et veilles citoyennes participent largement à cette dynamique inventivité.
Les conflits technologiques sont souvent analysés en termes de confiance ou de défiance vis-à-vis des experts scientifiques et des décideurs publics. Avec celui du nucléaire, le dossier des OGM est un de ceux qui ont le plus fortement marqué les enquêtes de sciences sociales en matière de controverse et de mobilisation. Lorsque l’équipe formée au sein du Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive (GSPR) de l’EHESS s’est intéressée aux OGM, en 2003, la conflictualité était déjà très forte, les chercheurs étant déjà sommés de choisir leur camp. Après nos travaux autour de la figure du lanceur d’alerte [1], nous avions été sollicités par des chercheurs mobilisés en défense des mouvements paysans, dont l’expression publique était à l’époque incarnée par José Bové. L’enjeu était dès lors de parvenir à enquêter sur l’évolution du conflit des OGM sans prétendre incarner une neutralité chimérique. D’autant que les OGM redonnaient à la sociologie du conflit l’occasion de saisir les points d’irréversibilité produisant un désaccord durable, un véritable différend, mettant aux prises des visions du monde incommensurables.
Le conflit comme révélateur des pratiques
Lorsque les sociologues se saisissent d’un conflit, leur attention est d’abord focalisée sur les répertoires d’action et d’argumentation, sur les arènes publiques et les jeux d’acteurs. Les objets techniques et les pratiques en cause sont souvent renvoyées au second plan. En 2006, quand l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) a lancé un appel à projets sur les OGM, piloté par l’Inra (aujourd’hui Inrae) avec des acteurs de la société civile, il a fallu se pencher plus sérieusement sur la question de la définition des OGM et des différentes manières d’en évaluer les bénéfices et les risques – avec la déconstruction de la fameuse « équivalence en substance ». De la simple controverse sur l’évaluation d’un risque, les OGM étaient devenus le creuset de conflits multi-échelles entre milieux agro-industriels, pratiques paysannes, mondes de la recherche et univers militants. La sociologie contemporaine a pour principe de laisser les acteurs définir les objets qu’ils investissent, en énoncer les enjeux, fixer les cadres pertinents de la critique et de la régulation. Mais, pour ne pas s’en tenir à l’enregistrement d’argumentaires stabilisés, il est primordial de se rapprocher des acteurs de terrain, de saisir leurs pratiques et leurs formes de vie.
Les OGM comme préfiguration de la dimension systémique des risques globaux
L’année 2008 a été un tournant. Cette année-là, se jouait, avec un retard lié à l’intensification du conflit et à l’avènement des Faucheurs volontaires, la transposition par la France de la directive européenne de 2001. Pour le sociologue, tout un ensemble d’acteurs, de milieux, de pratiques, de questions de fond avaient surgi, faisant des OGM les catalyseurs de problématiques majeures des sociétés contemporaines : mondialisation économique, déploiement de promesses technoscientifiques, toute puissance de firmes multinationales, brevetabilité du vivant, dépendance de plus en plus grande de la recherche scientifique vis-à-vis de l’économie de l’innovation, divergence entre les modèles agricoles, controverse sur la sécurité sanitaire des aliments comme sur le suivi des flux de gènes dans l’environnement et les menaces sur la biodiversité, mobilisations inédites de secteurs de la société civile quittant leur simple rôle de consommateurs, multiplication des procès et des contentieux, en droit national, européen ou autour de l’OMC, zigzags des pouvoirs publics autour des fameux moratoires…
Dans cet enchevêtrement de problématiques, le conflit des OGM a rendu possibles des émergences et des bifurcations remarquables. C’est pourquoi le dossier des OGM nous est apparu comme un conflit réussi [2]. Concentrant la charge critique liée aux biotechnologies, il a permis des déplacements conséquents : outre la loi de 2008 fixant les conditions d’une coexistence des cultures et la liberté de choix des producteurs et des consommateurs [3], il a favorisé l’apparition d’acteurs et de pratiques, comme les semences paysannes, la promotion d’une agriculture sans intrant et la montée en puissance du bio. La critique radicale a pu affûter ses valeurs et ses principes, conduisant à l’affirmation de biens communs, mobilisant des territoires entiers se déclarant « sans OGM ». Du point de vue scientifique, les enjeux de traçabilité et de biosurveillance ont entraîné de nouvelles façons d’examiner les questions de biodiversité, et ont rendu crédibles des capacités de contre-expertise et de veille citoyenne. Si le conflit n’a cessé de rebondir, empêchant de déclarer définitivement des vainqueurs et des perdants, il a contribué à la reformulation des questions et des protocoles de recherche – moins de génomique et plus de raisonnement écosystémique, moins d’économie formelle et plus de reconnaissance de la diversité des cultures.
Le rôle de contre-pouvoirs des veilles citoyennes et des pratiques locales
On peut bien sûr toujours relativiser ces déplacements. D’autant que le conflit des OGM n’a pas été éteint par la loi de 2008. Pendant quelques années, il s’est prolongé en mode mineur sur des points spécifiques, les instances de régulation, comme le Haut Conseil des biotechnologies (HCB) et l’Anses, procédant au cas par cas. L’affaire de Colmar, avec l’arrachage des pieds de vignes de l’expérimentation autour de la maladie du court-noué, a relancé la critique, puis, en 2012, l’affaire engendrée par l’étude de Séralini sur le maïs NK 603 et le Roundup, suivie par des crises répétées au sein du HCB. Il y a eu ensuite l’avènement, d’abord discret, de la problématique des OGM cachés et des controverses autour de la mutagénèse dirigée. L’Anses, qui a constitué un groupe d’experts suite à une saisine de la ministre de l’environnement, Ségolène Royal, a sollicité notre regard sociologique, ce qui nous a conduit à étudier de près la nouvelle séquence autour de ce que les industriels ont appelé les New Plant Breeding Techniques (NBT) [4]. La polémique liée à la sortie d’Yves Bertheau du HCB, puis le recours porté devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) par des porteurs historiques de la cause anti-OGM, ont été des moments fort instructifs, attestant de l’importance des enjeux de définition. Dans son arrêt du 25 juillet 2018, la CJUE a donné raison aux opposants, considérant que les nouvelles techniques relevaient pleinement de la directive OGM, les industriels ayant tenté, une fois de plus, de contourner les règles en alléguant le caractère naturel de leurs procédés. Dans un nouvel arrêt du 7 février 2023, la jurisprudence semble toutefois revenir en arrière. En matière de conflits technologiques et environnementaux, les rebondissements sont incessants. Si les fronts juridiques sont incontournables, c’est du côté de la défense des alternatives agricoles que de nouvelles avancées sont perceptibles – comme on l’a montré, le développement de la sélection participative ou de la relocalisation des modèles agronomiques en lien avec l’agriculture biologique.
Au total, les OGM ont constitué un laboratoire géant d’expression des tensions de la période contemporaine autour des enjeux d’agriculture, d’environnement et de technoscience, contribuant au dévoilement des stratégies des multinationales. L’emprise économique sur les milieux et les cultures a, par rétroaction, ouvert des voies de résistance et d’alternative. La sociologie a pu saisir de nouvelles configurations critiques, en étudiant différemment des enjeux connexes, comme les pesticides, ou des processus plus globaux, comme l’effondrement de la biodiversité. Loin de s’en tenir aux évolutions d’une « opinion publique », il s’agit d’accompagner le questionnement politique par lesquelles des mouvements citoyens, ancrés dans des territoires, font résonner autrement vigilance, critique et inventivité pratique.