Freiner l’accaparement mondial des terres agricoles
L’association Grain a publié en 2016 de nouvelles données sur près de 500 cas d’accaparement des terres dans le monde entier. Cet accaparement est le fait de puissances financières (publiques ou privées), souvent les mêmes qui poussent le développement des OGM. En accord avec Grain, Inf’OGM publie une synthèse de ce texte [1].
En octobre 2008, Grain a publié un rapport intitulé Main basse sur les terres agricoles en pleine crise alimentaire et financière. « D’un côté, écrivait Grain en 2008, des gouvernements préoccupés par l’insécurité alimentaire qui recourent à des importations pour nourrir leurs populations s’emparent de vastes territoires agricoles à l’étranger pour assurer leur propre production alimentaire offshore. De l’autre, des sociétés agroalimentaires et des investisseurs privés (…), voient dans les investissements dans des terres agricoles à l’étranger une source de revenus importante et nouvelle ».
L’équipe de Grain et ses alliés ont reporté sur une plate-forme en accès ouvert, farmlandgrab.org, près de 500 transactions foncières couvrant plus de 30 millions d’hectares dans 78 pays. La nouvelle tendance que nous évoquions en 2008 s’est poursuivie et s’est aggravée par l’impact croissant du changement climatique, inextricablement lié à l’accaparement des terres.
Certaines des transactions foncières les plus scandaleuses auxquelles nous avons assisté au cours des dernières années se sont depuis retournées contre leurs protagonistes (Madagascar, Libye). Certaines autres transactions se sont transformées en des formes moins directes de prise de contrôle sur les terres. Au Brésil et en Argentine, par exemple, des entreprises chinoises confrontées à l’inquiétude soulevée par l’accaparement de terres par des étrangers ont tenté d’élaborer des accords permettant d’obtenir la production des exploitations agricoles plutôt que l’achat des terres elles-mêmes. De plus en plus, de telles transactions sont qualifiées d’ « investissements responsables », mais elles constituent toujours, à de nombreux égards, des accaparements de terres.
De nouvelles transactions apparaissent (expansion de l’huile de palme en Afrique, fonds de pension qui cherchent à obtenir de nouvelles terres agricoles…), de grande ampleur, à long terme et déterminées à éviter les écueils des transactions précédentes. L’accession aux terres agricoles s’inscrit dans une stratégie d’entreprise plus vaste visant à bénéficier des marchés carbone, des ressources minérales, des ressources en eau, des semences, des sols et des services environnementaux.
Au nom de la « sécurité alimentaire »
La base de données de 2016 s’appuie principalement sur le site web farmlandgrab.org et ne prend en compte que les transactions qui : ont débuté après 2006 ; n’ont pas été annulées ; sont menées par des investisseurs étrangers ; sont destinées à la production de cultures alimentaires ; et portent sur des superficies de terres importantes (> 500 hectares).
Intervenant immédiatement après une crise mondiale des prix alimentaires, la première vague de transactions sur les terres agricoles a largement été motivée par des préoccupations liées à la « sécurité alimentaire ». Malgré leurs difficultés initiales, les gouvernements du Golfe (Arabie Saoudite, Koweït, Émirats Arabes Unis, etc.) continuent de promouvoir la production agricole en dehors du pays, et la création et l’achat d’exploitations à l’étranger. La Chine, le Japon et la Corée du Sud ont aussi conservé leurs politiques officielles sur l’agriculture à l’étranger dans le cadre de leur stratégie de sécurité alimentaire. Cela se traduit essentiellement par un soutien à leurs entreprises nationales, qui ne se contentent pas d’acheter des terres à l’étranger mais s’assurent d’un contrôle sur les routes commerciales pour renvoyer les produits agricoles chez eux et concurrencer les grandes multinationales occidentales sur les marchés mondiaux.
L’Afrique reste une partie, petite mais importante, de l’accaparement des terres visant à la sécurité alimentaire, bien que ces entreprises visent actuellement des zones plus accessibles comme le Brésil et l’Australie.
Le développement de l’agro-industrie avec production agricole intégrée pour engranger des profits est maintenant la stratégie privilégiée. Une bonne partie de ce développement est impulsé par des conglomérats asiatiques, qui se taillent de vastes domaines en Afrique ainsi qu’en Amérique latine, en Asie de l’Est et dans le Pacifique. Les gouvernements construisent des infrastructures, révisent les réglementations et concluent de nouveaux « partenariats publics-privés ».
De nouveaux acteurs financiers
De nouveaux acteurs du secteur financier apparaissent constamment. La plupart envisagent de profiter des vrais « poids lourds » parmi les investisseurs institutionnels : les fonds de pension, sources d’une grande partie des capitaux des sociétés qui achètent des terres agricoles au niveau mondial. Certains, comme le fonds américain TIAA-CREF, disposent même de leurs propres activités agricoles.
Les institutions de financement du développement (IFD), les « cousines » à but lucratif des agences nationales d’aide au développement, constituent une autre catégorie d’acteurs du secteur financier, en utilisant l’argent des contribuables.
Les structures offshore et les flux financiers illicites jouent un rôle important dans les opérations actuelles d’accaparement des terres. Sans surprise, on retrouve plusieurs acheteurs de terres agricoles dans les Panama Papers, comme le milliardaire russe Rashid Sardarov, qui a acheté de vastes superficies de terres en Namibie. Il n’est bien sûr pas facile de démontrer l’existence d’un lien entre un investissement dans les terres agricoles et des actes de corruption ou de la criminalité. En Colombie, la Cour des comptes du gouvernement estime que les trafiquants de drogue possèdent près de la moitié des terres agricoles du pays. Plusieurs transactions conclues en Roumanie par la banque néerlandaise Rabobank ont fait l’objet d’enquêtes pour faux et escroquerie. Le gouvernement français lui-même surveille les capitaux flottants qui arrivent dans le secteur viticole du pays.
La « due diligence » (une vérification préalable à une opération financière) est une farce : il est facile de s’en prévaloir mais elle s’avère souvent vide de sens. Au cours de l’année dernière seulement, Rabobank et TIAA-CREF, des acheteurs de terres agricoles considérés comme responsables et figurant a priori parmi les plus respectés dans le monde, ont été impliqués dans des cas d’accaparement de terres, achetant des terres auprès d’hommes d’affaires véreux connus pour recourir à la fraude et à la corruption, en Roumanie pour l’un et au Brésil pour l’autre. L’effervescence autour des investissements en Asie et en Amérique latine s’est dissipée, et les régions les plus représentées sont l’Afrique, l’Europe de l’Est et le Pacifique. Il y a aussi quelques relents de découpage colonial dans la création de ces nouvelles frontières, dans la mesure où certains pays favorisent les investissements dans des régions spécifiques, comme les entreprises françaises et portugaises, qui investissent dans leurs anciennes colonies en Afrique…
Une source d’espoir : la résistance se développe
La résistance à ces investissements, qui aboutit souvent à des morts (militants, paysans, journalistes…) prend différentes formes : campagnes pour bloquer à la source le financement des accaparements de terres, qu’il provienne de la Banque mondiale, de gouvernements européens, de fonds de pension ou des actionnaires de grandes entreprises ; travail juridique, qu’ils s’agisse d’attaquer les accapareurs de terres devant les tribunaux ou de créer un espace politique public (par ex. par le biais des Églises africaines ou des parlements) pour réécrire les réglementations en faveur des communautés et les faire appliquer ; union des luttes : au Sénégal, par exemple, les organisations d’agriculteurs soutiennent les éleveurs nomades qui sont les premiers touchés par certains projets…
Il faut éviter des pièges comme celui de « l’investissement responsable ». Nous concentrer sur l’arrêt de l’expansion de l’agro-industrie, c’est nous concentrer sur la résolution du problème à sa racine. Face à un accaparement massif des terres agricoles au niveau mondial, nous devons redoubler nos efforts de résistance pour que les terres puissent rester sous le contrôle des communautés productrices de denrées alimentaires.
[1] Consultable sur : https://www.grain.org/e/5508, titre et intertitres sont de la rédaction d’Inf’OGM