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Rendre des saumons stériles… et capables de se reproduire
En Norvège, l’Institut de recherche marine (IMR)1 a déposé, en 2023, une demande d’essai pour des saumons génétiquement modifiés (saumons VIRGIN®). Ces saumons, élevés dans des cages en pleine mer, seraient stériles pour éviter, en cas de dissémination accidentelle, qu’ils se croisent avec les populations sauvages. L’Agence norvégienne de l’Environnement a demandé au Comité scientifique norvégien pour l’alimentation et l’environnement (VKM) d’évaluer les risques environnementaux associés. L’avis du VKM est très critique et estime que le dossier n’est pas assez étayé pour considérer l’essai comme sûr2. En avril 2024, suite à de nouvelles données, le VKM réitérait un avis négatif sur cet essai de saumon OGM.
La Norvège est le premier pays producteur de saumon au monde. Ce secteur économique figure en tête des exportations derrière le pétrole. En 2018, son chiffre d’affaires – en hausse de 4,4 % par rapport à 2017 – s’élevait à 6,46 milliards d’euros pour une production de près de 1,3 million de tonnes de salmonidés3. Mais cette industrie pose de nombreux problèmes environnementaux. La Norvège est aussi le berceau génétique de nombreuses populations de saumons sauvages. Or, ces derniers sont menacés par l’industrie piscicole. D’une part, l’élevage intensif induit une augmentation importante des pathogènes (notamment les poux), lesquels peuvent contaminer les populations sauvages. D’autre part, le croisement entre les saumons d’élevage qui se seraient échappés des lieux d’élevage et ceux sauvages entraîne chez ces derniers des changements dans leur cycle biologique. Le journal Le Mondenote que « […] plus que tout, leurs défenseurs craignent leur hybridation, autant dire leur abâtardissement. Il reste 450 rivières à remontée de salmonidés sauvages en Norvège, avec une génétique légèrement différente selon les endroits. Les deux tiers de ces cours d’eau seraient déjà contaminés par les poissons qui s’échappent des élevages par milliers chaque année »4 .
Des saumons OGM pour protéger les saumons sauvages ?
Pour éviter, ou du moins tenter de limiter ces impacts des animaux d’élevage, il a souvent été question de créer des saumons stériles. Historiquement, les chercheurs et entreprises ont utilisé la triploïdie pour rendre les saumons d’élevage stériles. Cependant, les saumons triploïdes sont très sensibles à leur environnement et présentent des déformations vertébrales et des cataractes. Ces effets négatifs ont suscité des inquiétudes quant au bien-être des poissons. Le projet de l’Institut public de recherche marine (IRM), à Bregen (Norvège), est de mettre au point des saumons diploïdes modifiés génétiquement pour être stériles par une autre méthode… tout en préservant une certaine fertilité. Ces saumons sont étrangement appelés VIRGIN, qu’on peut traduire par « vierge ».
La manipulation génétique croise deux méthodes. La première consiste à mettre hors circuit (knock out, en anglais) un gène dans l’œuf juste fécondé du saumon atlantique Salmo salar. Ce gène, appelé dead end (dnd), est responsable du développement des cellules germinales permettant d’obtenir des ovules dans le poisson femelle, ou des spermatozoïdes dans le poisson mâle. Les poissons GM seront stériles. L’outil utilisé ici pour réaliser cette manipulation génétique est Crispr/Cas. La construction génétique est introduite dans l’œuf par micro-injection mais pourrait aussi l’être par électroporation, nanoparticules ou liposomes, c’est ce que nous précise le brevet qui couvre cette « innovation »5. Cette manipulation est réalisée sur les deux versions du gène. En conséquence, les poissons seront homozygotes pour ce gène.
Cependant, des poissons stériles ne peuvent se reproduire. Il faudrait refaire cette première manipulation à chaque génération… d’où l’idée d’utiliser une méthode complémentaire permettant à certains poissons d’être fertiles, en ayant cependant la modification génétique initiale (la stérilité) : une sorte de sauvetage de la fertilité, temporaire, non-héréditaire et permettant de transmettre le caractère stérile. Les chercheurs injectent dans l’œuf de saumon, à forte dose, de l’ARN messager reconstruit, normalement produit par le gène non modifié, qui permet le développement des cellules germinales. Il est attendu que ces individus stériles à fertilité restaurée puissent se reproduire et transmettre les gènes modifiés, provoquant la stérilité de leurs descendants.
En novembre 2021, deux mâles et quatre femelles du saumon, tous modifiés génétiquement pour avoir une stérilité restaurée, ont été croisés. Un total de 2400 descendants (génération F1) a été produit. Sur ce total, 303 poissons F1 étaient considérés par l’Institut comme génétiquement stériles (modifiés), 485 individus considérés comme génétiquement fertiles de type sauvage (WT). Les expériences seront poursuivies en relâchant les 788 individus censés être homozygotes à l’âge d’un an et demi dans des cages marines, en septembre 2023, pour suivre le comportement et l’évolution de ces poissons. Les nombreux autres descendants présentent des mosaïques de mutations selon les cellules germinales et ne sont pas intéressants pour cette industrie. La génétique de Mendel montre ici des limites.
Une expérience contestée à plus d’un titre
Mais pour le Comité scientifique norvégien pour l’alimentation et l’environnement (VKM), l’essai en question « est associé à un risque potentiellement élevé pour les populations de saumons atlantiques sauvages ». Plus qu’un paradoxe pour un projet de modification génétique visant justement à protéger ces saumons sauvages.
Un des responsables du Comité scientifique norvégien pour l’alimentation et l’environnement (VKM), Martin Malmstrøm, est très critique. Certaines de ses remarques concernent la méthode elle-même, par exemple sur le faible nombre de parents, l’utilisation des homozygotes, la fiabilité des génotypages. Il nous explique : « Dans le cas présent, ils n’ont d’abord effectué qu’une seule série de génotypage (séquençage des gènes), ce qui (ce qui n’est pas si surprenant) a donné quelques individus mal génotypés (20 %), par rapport à la deuxième série que nous avons commandée ».
De nombreuses imprécisions dans le dossier ont été révélées. Le VKM, dans son premier avis rendu en 2023, considère que « les données fournies dans la demande ne sont pas suffisantes pour confirmer que les génotypes des 303 saumons VIRGIN F1 homozygotes (mut/mut) et des 485 poissons homozygotes (WT/WT) sont corrects pour tous les individus », « qu’il n’est pas suffisamment documenté que tous les génotypes identifiés parmi les 303 saumons F1 VIRGIN aboutissent effectivement à des individus dépourvus de cellules germinales et/ou stériles ». En résumé, le VKM n’est pas convaincu par la réelle stérilité des 303 saumons destinés à l’expérimentation en pleine mer. Il écrit même que le demandeur « suppose » que ces 303 saumons sont stériles mais que « cette hypothèse n’est pas étayée par des données expérimentales confirmées dans la demande ».
Des risques trop grands pour les saumons sauvages
De là découle un risque important et paradoxal pour la population sauvage si des poissons hétérozygotes se cachent parmi les homozygotes. C’est ce qu’explique le VKM : « si des poissons hétérozygotes (avec un allèle de fertilité et un allèle de stérilité dans le gène dnd) s’échappent, ils pourraient introduire l’allèle de stérilité dans les populations de saumons sauvages par transfert vertical de gènes à la génération des descendants et aux générations suivantes. La propagation de l’allèle de stérilité passerait inaperçue car il serait récessif chez les individus hétérozygotes. Les descendants homozygotes récessifs (deux allèles de stérilité) des paires hétérozygotes seraient en concurrence pour la nourriture et l’espace dans les rivières lorsqu’ils sont juvéniles et réduiraient ainsi la productivité de la population et la viabilité des populations vulnérables. [Le] VKM considère qu’il s’agit d’un risque potentiellement élevé ».
L’impact sur les populations sauvages en cas de « fuite » existe aussi si le poisson d’élevage est stérile. En effet, ces individus stériles qui se seraient échappés peuvent agir potentiellement comme des prédateurs sur les juvéniles des saumons atlantiques sauvages ou des des truites brunes (Salmo trutta). Le VKM écrit que « ce risque est faible [mais qu’il] est associé à une incertitude élevée, car les expériences nécessaires n’ont pas été réalisées ». Les saumons d’élevage sont aussi, très souvent, porteur de pathogènes… qu’ils peuvent donc transmettre aux populations sauvages.
Par ailleurs, le VKM note d’autres manquements scientifiques en terme d’évaluation des risques. Dans cet avis, il souligne que « les croisements entre le saumon VIRGIN F0 [stériles]ou le saumon VIRGIN F1 [stérile à fertilité restaurée]et le saumon sauvage n’ont, à notre connaissance, pas été réalisés pour des études sur le comportement, la reproduction et la survie de la progéniture ». Pour le VKM, réaliser ces croisements dans des installations confinées est nécessaire pour évaluer les risques éventuels pour les saumons sauvages si des poissons potentiellement fertiles s’échappent. Autre manquement mis en exergue par le VKM : « à notre connaissance, le comportement alimentaire du saumon VIRGIN F1 [stérile à fertilité restaurée] n’a pas été étudié dans des installations confinées. Cela aurait pu éclairer l’évaluation des risques concernant le comportement alimentaire en eau de mer et en eau douce, en particulier en ce qui concerne la prédation potentielle sur les salmonidés juvéniles ». Enfin, le VKM souligne l’absence d’études immunologiques sur ces poissons GM.
Nouveaux éléments, même conclusion
En avril 2024, le VKM a obtenu de nouveaux éléments de la part de l’Institut de Recherche Marine. Il a donc mis à jour son avis. Notons en préambule qu’entre les deux avis, l’Institut a réduit le nombre d’animaux considérés comme stériles issus de la modification génétique, et donc à tester, de 303 à 163. Mais le VKM note qu’un flou persiste dans la modification génétique : le re-séquençage de 276 individus réalisé par l’Institut a montré « des différences génétiques » par rapport au séquençage original. Les nouvelles données de l’Institut modifient les proportions stériles/non stériles. Cela montre la précipitation à utiliser des connaissances encore mal comprises.
Suite à ces nouvelles données, donc, le VKM conclut qu’il «considère que tous les essais de recherche qui pourraient introduire une stérilité héréditaire dans les populations de saumons sauvages présentent un risque potentiellement élevé en raison de la possibilité inhérente à une atteinte négative massive à l’environnement. Par conséquent, [le] VKM maintient la conclusion de la catégorie de risque « risque potentiellement élevé » même si la probabilité (« très improbable ») du saumon édité par le génome ayant un impact négatif sur le saumon sauvage a été réduite »6.
Quant aux autres effets négatifs précisés dans l’avis originel, liés notamment à la fuite de saumons stériles, le VKM considère qu’ils sont réduits seulement parce que le nombre d’individus expérimentés est réduit. Autrement dit, si on expérimente moins de poissons, moins peuvent s’échapper, donc l’impact sera réduit, mais le risque théorique est le même. Toutefois, ce raisonnement est quelque peu curieux. En effet, à terme, ce saumon est censé être commercialisé, donc le nombre d’animaux OGM en cage devrait augmenter…
1 Affaires côtière : https://www.hi.no/en.
2Norwegian Scientific Committee for Food and Environment, Kjetil Hindar et al., « Environmental risk assessment of genetically modified sterile VIRGIN® Atlantic salmon for use in research trials in aquaculture sea-cages », 6 octobre 2023.
3 Martine Valo, « Le saumon, industrie à grande échelle et filon pour la Norvège », Le Monde, 4 septembre 2019.
4Ibid.
5 Anna TROEDSSON-WARGELIUS et Rolf Brudvik EDVARDSEN, brevet WO2021198424A1, « Saumon modifié produisant une descendance stérile ».
6 VKM, Martin Malmstrøm, « Biological Hazards – Genetically Modified Sterile Salmon – Risk Assessment of Field Trials », 2023.