Vers une appropriation des processus au fondement de la vie sur Terre
Ce dossier expose la complexité de la propriété intellectuelle sur les végétaux et la mainmise de l’agrochimie sur des processus biologiques essentiels, soulevant des préoccupations éthiques, économiques et philosophiques. Les brevets sur les OGM/NTG menacent les paysans et contraignent l’humanité dans son alimentation, accentuant l’expropriation, les risques de biopiraterie et les menaces sur la souveraineté alimentaire mondiale.
Les différents articles de ce dossier ont mis en lumière la complexité de la propriété intellectuelle sur les végétaux, son instabilité, ses contradictions, ses évolutions passées et potentielles, ses enjeux. Une chose est néanmoins certaine : depuis 1980, le domaine des brevets sur le vivant s’est considérablement étendu et approfondi. Il atteint maintenant tout le vivant, espèce humaine comprise (voir p.16). Soumis à cette concurrence, le droit des obtentions végétales, un peu plus souple à l’origine, se durcit lui aussi (voir p.4-5). Les conséquences de ce mouvement de fond sont multiples, et potentiellement très dangereuses. Elles s’expriment et s’entremêlent dans différentes dimensions, philosophiques, scientifiques, institutionnelles, géopolitiques, économiques…i
Une perspective réductionniste du vivant
Un droit de propriété, intellectuelle ou non, nécessite tout d’abord que l’objet sur lequel porte la propriété soit clairement défini, ses contours précisés, sa nature fixée. Sans cela, les litiges juridiques s’amoncellent, comme le montre l’exemple de la guerre des brevets sur Crispr/Cas (voir p.6). Les variétés végétales et les races animales, et plus généralement tous les organismes vivants, ne possèdent pas ces caractéristiques spontanément, bien au contraire. Concernant les végétaux, les variétés qui constituent une espèce forment un continuum. En sélectionnant une variété, l’obtenteur fixe arbitrairement une frontière entre une variété et une autre. De plus, dans la nature, les plantes évoluent en permanence, comme Lamarck et Darwin l’avaient analysé de manière un peu différente il y a presque deux siècles. Pour l’obtenteur, il faut donc les fixer, les empêcher d’évoluer. Ces deux caractéristiques font des variétés végétales cultivées modernes des objets éminemment artificiels. Elles ont été recherchées depuis le début du 20ème siècle pour répondre aux impératifs d’une agriculture de plus en plus industrielle, et sont codifiées dans le droit, en particulier par les critères DHS (voir p.3 et p.4-5).
Pour ce faire, les différents traits phénotypiques d’une variété ont été observés, définis précisément, mesurés, pour les rendre comparables et décider de ce qui distingue une variété d’une autre. Dans cette vision, une plante n’est plus une totalité organique mais un catalogue discontinu de traits, la représentation d’une nature coupée en petits bouts. L’avènement de la biologie moléculaire et de la génétique dans les années 1960 et 1970, puis leur développement spectaculaire et exponentiel depuis les années 1970, a fourni des outils techniques puissants pour faciliter ce travail d’identification et de mesure, non plus de la « variété », mais de quelques caractères génétiques pouvant se trouver dans de multiples plantes de multiples variétés. La théorie scientifique qui la sous-tend est cependant très réductionniste. L’organisme vivant est réduit à un « code », un ensemble de gènes envisagé de manière linéaire (dans l’ADN). Les multiples interactions entre les gènes sont le plus souvent ignorées, comme le sont les interactions entre le génome de l’organisme et son environnement (épigénétique). Les scientifiques commencent tout juste à reconnaître cette complexité. Celle-ci rend difficile les prédictions à propos des traits et du comportement d’un organisme qui a été génétiquement modifié. D’où les dangers associés à ces manipulations : contrairement à ce qui est dit, tout n’est pas « sous contrôle ».
D’un point de vue plus philosophique, cette perspective conduit à considérer la nature de manière mécanique, dans une vision d’ingénierie où l’on peut tout bricoler. Comme l’écrivait Erwin Chargaff, grand biologiste ayant participé à la compréhension de la structure de la molécule d’ADN, « l’idée que les sciences sont une station expérimentale pour de nouveaux phénomènes naturels ou un atelier de réparation pour les anciens qui ne marchent plus très bien a eu d’étranges conséquences. Elle a mené à donner trop d’importance aux aspects mécaniques […] »ii. Les tenants de cette vision réductionniste occidentale sont ainsi dans une position de surplomb vis-à-vis de la nature, « comme maître et possesseur » disait déjà Descartes. De ce fait, ils sont dans l’incapacité de nouer des relations respectueuses et harmonieuses avec elle. L’urgence écologique appelle à revoir fondamentalement cette position.
Appropriation et expropriation
Toute appropriation a comme symétrique une expropriation. L’extension et l’approfondissement de la propriété intellectuelle sur les plantes engendrent plusieurs types d’expropriation.
Les droits des paysans varient en sens inverse de ceux des grosses entreprises semencières. Au fur et à mesure que les seconds s’accroissent, les premiers se réduisent. Depuis les débuts de l’agriculture, il y a douze mille ans, les paysans faisaient leurs graines, les adaptaient aux conditions pédoclimatiques locales, nous dotant collectivement d’un patrimoine patiemment construit de millions de variétés cultivées. Les semences brevetées n’ont pas le droit d’être ressemées, la plupart de celles sous COV non plus, à l’exception de quelques espèces pouvant être ressemées sous réserve de paiement de royalties. Plus fondamentalement, les normes soutenant l’agriculture industrielle (en particulier les critères DHS) excluent les paysans de la sélection même de leurs semences. Tous les savoirs et savoirs-faire accumulés depuis des millénaires disparaissent, les paysans en sont expropriés.
Les DSI étendent et approfondissent cette dynamique d’expropriation en permettant la circulation sans contraintes des informations séquentielles numériques sans reconnaissance des droits ni juste rétribution des paysans et des populations autochtones ayant identifié et sélectionné les plantes qu’ils utilisent depuis des millénaires pour leur agriculture et leur pharmacopée. Ces populations sont donc elles aussi expropriées de leurs plantes et des savoirs leur étant associés. En conséquence, la numérisation des séquences génétiques facilite grandement la biopiraterie (voir p.14-15). Le droit à ce sujet est source de gros conflits, mais les fausses promesses des pays du Nord laissent entrevoir l’ampleur de l’expropriation qui se profile.
Les plantes OGM/NTG relèvent du droit des brevets, qui sont très majoritairement détenus par l’oligopole de l’agrochimie, les Big Four des semences (voir p.7-8). Le débat sur la brevetabilité des NTG n’est pas clos (voir p.9-10), mais si les brevets sur les produits sont interdits, comme le souhaite la Commission européenne, ceux sur les procédés d’obtention resteront autorisés, ce qui vide de sa substance la soi-disant interdiction de la brevetabilité. Même si les plantes OGM/NTG ne sont pas encore au stade du développement commercial, il est possible qu’elles s’étendent dans le monde, particulièrement sur le continent américain, dans les pays anglo-saxons et en Chine. Ce sera aussi le cas en Europe si la proposition de déréglementation est entérinée. L’oligopole de l’agrochimie sera ainsi en mesure de s’approprier une part de plus en plus importante des semences, base de la chaîne alimentaire. Ce seront eux qui pourront décider de ce que la population mondiale pourra manger, ou pas. Ici, c’est l’ensemble de l’humanité qui est potentiellement expropriée du droit de choisir quelle alimentation produire et consommer.
Les brevets portent sur des produits et des procédés, mais limitent aussi l’utilisation des connaissances qui ont permis leur mise au point, par exemple des séquences génétiques. Ceci va à l’encontre du modèle de science ouverte qui s’est développé au 20ème siècle, et contraint les chercheuses et chercheurs, les exproprie d’une partie de leur liberté. Dans certains domaines, comme ceux des NTG ou de la géo-ingénierie, ceci ne sera cependant peut-être pas un mal…
Last but not least, au fur et à mesure que la recherche en « sciences de la vie » s’immisce au plus profond des processus biologiques, ce qui est breveté en vient à concerner des processus au fondement de la vie sur Terre, comme la contribution de telle ou telle séquence génétique à la photosynthèse et à la fixation de l’azote atmosphérique par les légumineuses. Les mots manquent pour qualifier l’ampleur et la gravité d’une telle expropriation…
iCe qui suit a été longuement développé dans Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature. Critique de l’écologie marchande, Éditions la Découverte, Paris, 2021.
iiErwin Chargaff, Le feu d’Héraclite. Scènes d’une vie devant la nature, Viviane Hamy, Paris, 2006 [1979], p. 195.