n°163 - avril / juin 2021

Une information scientifique au service de la démocratie

Par Jérôme Santolini

Publié le 08/03/2021

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À l’heure où les controverses « scientifiques  » se multiplient dans l’espace public, Jérôme Santolini, chercheur à l’Institut de Biologie Intégrative de la Cellule et administrateur de l’association Sciences citoyennes [1], s’interroge sur la nature même de l’information scientifique et la façon dont elle est traitée, voire manipulée… et propose un cadre pour lui redonner toute sa place dans nos sociétés.

Depuis quelques années, le paysage de l’information scientifique est marqué par la lente disparition des journaux d’information scientifique et par une mutation profonde de l’information scientifique et technique institutionnelle. Parallèlement, l’émergence de nouvelles formes de médiation scientifique au carrefour entre journalisme, communication et lobbying, crée une zone floue, hybride où prolifèrent des sites web de vulgarisation scientifique, des Youtubeurs semi-professionnels, des influenceurs de réseaux sociaux…

Informations scientifiques : triées selon leur valeur commerciale

On pourrait s’en féliciter, mais ce serait faire l’impasse sur une question fondamentale : qu’est-ce que l’information scientifique ? Qui est aujourd’hui légitime, compétent et surtout désigné pour en contrôler la nature et en assurer la diffusion ? Cette interrogation d’ordre général cache en fait des questions très concrètes : à quelle vision politique ou sociale répondent toutes ces initiatives et finalement comment s’assurer de la neutralité, de l’objectivité d’une information désormais omniprésente dans notre quotidien ? Qui parle, pour dire quoi et dans quel but ?

Il n’y a plus aujourd’hui d’intermédiaires fiables pour nous aider à construire des savoirs populaires à partir d’une masse toujours plus dense et complexe de connaissances. Cette désintermédiation n’est pas propre à l’information scientifique : elle est le reflet d’une évolution plus profonde de nos sociétés qui voient tous ces relais, tous ces « corps intermédiaires », disparaître au profit d’une vision individualiste, libérale et marchande de la société. Le champ de l’information scientifique se comporte désormais aussi comme un marché ouvert où l’on achète du contenu sous différents formats : brèves, communiqués, articles qui extraient données et résultats de leur contexte et les assemblent comme de simples produits de consommation. La surenchère médiatique impose un surrégime de la promesse dans lequel l’information scientifique a toutes les chances de devenir une marchandise au service d’une science-spectacle : ce qui compte n’est plus sa qualité mais sa valeur commerciale, marchande. Il est alors logique de voir émerger et s’imposer des « Agences de communication » qui commercialisent ces contenus « scientifiques » auprès des différents relais, telles que les Science Media Center (SMC) [2] ou les plateformes du type d’Eurekalert [3].

L’information scientifique instrumentalisée

Cette dérégulation a transformé le champ de l’information scientifique en un Far-West où tout un chacun peut se déclarer « vulgarisateur », diffuser « son » information scientifique, revendiquer une certaine autorité dans un domaine et tenter de l’imposer aux autres. Cette multiplication des messages est préoccupante : les choix de société se faisant de plus en plus en fonction de « la Science  », voire « la bonne Science », l’information scientifique a pris valeur d’autorité politique et il devient primordial pour chaque acteur politique (gouvernements, associations, think-tanks et autres influenceurs) de produire dans l’espace public des informations scientifiques venant appuyer ses positions. On voit ainsi se multiplier ces dernières années des groupes, collectifs, pseudo-journalistes qui se présentent comme des défenseurs de la « Science », parlant au nom «  de la raison », et affirmant qu’il n’y aurait qu’une Vérité dont ils seraient les prophètes.

Les exemples sont nombreux mais le cadre théorique a en quelque sorte été proposé par Virginie Tournay au travers de son projet de «  Haute Autorité de la Culture Scientifique » [4]. L’objectif est d’imposer comme irréfutable une certaine vision du monde en suggérant que ceux qui s’y opposent refusent les « Vérités » scientifiques et s’opposent en fait à la « Science, au Progrès, à la Raison ». Les contradicteurs deviennent comme par magie des obscurantistes, des complotistes [5]. Ce discours de dénigrement ne porte pourtant pas ou peu sur des savoirs scientifiques mais plutôt sur des innovations technologiques, comme les OGM ou les produits phytosanitaires et leur supposé caractère bénéfique pour la société. En entretenant la confusion entre connaissances scientifiques et développement technologiques, il s’agit de promouvoir l’acceptabilité sociale d’innovations aux forts enjeux financiers et industriels, et en première ligne celle des biotechnologies au service de la « santé » végétale voire humaine. Cette façon d’embrigader la « Science » à son service est clairement une tentative de court-circuiter le débat public et démocratique par un argument d’autorité : la « Science » a parlé, et elle a parlé en notre nom.

Détourner la science : entre naïfs et manipulateurs

Ce type de discours sur des mouvements prétendument irrationnels et «  anti-science » a trouvé un terreau propice dans l’espace dérégulé et désorganisé de l’information scientifique où ont émergé un grand nombre d’initiatives de « défense de la Science  » au service d’un agenda politique pro-technologie et pro-industrie. On y croise de faux instituts scientifiques comme l’Institut Sapiens, ou le soi-disant « Groupe de Travail sur la Santé et l’Environnement » au nom évocateur de « Oui à l’innovation » ; ou encore l’Association française d’Information scientifique (Afis), qui au nom d’une défense de la « Science », blanchissent des discours technophiles ouvertement anti-écolo, discours relayés par plusieurs journaux engagés politiquement comme L’Opinion, Le Point ou Les Echos.

Mais il y a des formes spécifiquement nouvelles de ce détournement de l’autorité scientifique, bien documentées dans le livre Les Gardiens de la raison [6] [7] : il peut s’agir de la manipulation de groupes composés souvent d’individus sincères, comme dans le cas de l’initiative NoFakeScience dont la tribune pour défendre la neutralité de « la Science  » a fini en opération de promotion des OGM et du glyphosate [8]. Il peut également s’agir de « vrais faux » collectifs citoyens ou scientifiques, comme on en a vus fleurir à l’occasion de la crise du Covid. Il existe également de nombreux sites Internet de « vulgarisation » scientifique, qui sous couvert de développer l’esprit critique ou la démarche sceptique, organisent une entreprise de démolition politique de tout discours critique sur les innovations technologiques. On retrouve ces youtubeurs et micro-influenceurs massivement sur les réseaux sociaux, qu’ils soient directement salariés de l’agrochimie ou simples « amateurs » comme @Matadon. On pourrait craindre qu’à terme, en confisquant ainsi la parole scientifique, ils en sapent la valeur et le crédit.

Une information scientifique pour éclairer les débats publics

Quelles sont en définitive nos attentes vis-à-vis de cette information ? Personne ne souhaite un ministère de la Vérité qui détournerait les discours scientifiques, en instrumentaliserait l’autorité pour imposer dans l’espace public – et politique – une vision exclusive du monde et des décisions politiques arbitraires. À l’inverse, il n’est pas envisageable que le champ de l’information scientifique devienne un champ de bataille où le lobbying politique/industriel/militant (pro- ou anti-OGM par exemple) détermine ce que nous devons savoir, croire.

Entre ces deux visions, il nous faut inventer une organisation de l’information scientifique qui garantisse une diffusion libre et honnête des connaissances scientifiques et permette d’éclairer au mieux les débats collectifs sur les choix socio-techniques que nous sommes amenés à faire. « La Science  » avec un grand S n’existe pas : elle est multiple, diverse et personne, y compris parmi les scientifiques, ne parle en son « Nom ». Il nous faut aussi dissiper l’illusion tenace de prétendus consensus scientifiques qui s’imposeraient comme des commandements, mais plutôt chercher à clarifier le lien toujours confus et opaque entre sciences et politique. Il ne s’agit pas de relativiser les connaissances scientifiques mais de les mettre en perspective, de préserver leur statut de savoirs partiels et provisoires, de permettre l’émergence, la circulation et le dialogue d’une grande diversité de savoirs.

À l’instar de la démarche scientifique, qui s’appuie sur des débats, échanges et confrontations dans le respect de l’autre, il nous faut construire un lieu qui nous permette de partager et confronter des informations scientifiques de façon respectueuse et apaisée, un espace ouvert qui ne cherche pas à figer nos connaissances, à les rabattre sur la vérité d’un moment mais qui nous rappelle que la diversité de nos connaissances est nécessaire pour élaborer des savoirs vivants, pertinents et utiles. De tels savoirs nous permettront de relever les défis qui nous attendent si nous savons en faire les instruments d’une démocratie ouverte, vivante et citoyenne.

[2« L’information scientifique sous tutelle d’une agence de communication ? » Stéphane Foucart et Stéphane Horel, Le Monde, 22 septembre 2020.

[4« L’information scientifique comme enjeu politique« , Jérôme Santolini, 2 novembre 2020.

[6Horel, S. & co., Les gardiens de la raison, éditions La Découverte.

[8« « La science ne saurait avoir de parti-pris ». L’appel de 250 scientifiques aux journalistes« , Jennifer Renoux et Collectif NoFakeScience, 15 Juillet 2019.

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