Droits des paysans : vers une Déclaration des Nations unies
Par Pascal Erard, Comité Français pour la Solidarité Internationale (CFSI)
Publié le 18/12/2018
Les paysans font partie des personnes dont les droits sont les plus massivement violés. Une Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans sera peut-être adoptée cet automne. En voici sa genèse et ses principaux contenus.
(On trouvera, à la fin de cet article, le texte de cette Déclaration, finalement adoptée le 18 décembre 2018).
Assassinat de syndicalistes paysans en Amérique latine, suicides d’agriculteurs familiaux indiens qui n’arrivent pas à rembourser leurs dettes faute de revenus décents, expulsion de paysans de leurs terres en Afrique, accaparement des semences par une poignée de multinationales partout dans le monde… : les paysans font partie des personnes dont les droits sont les plus massivement violés. De plus, 70 % des victimes de la faim sont des ruraux, essentiellement des petits producteurs agricoles.
Les paysans se mobilisent pour défendre leurs droits
Le mouvement paysan international La Via Campesina (LVC), qui regroupe plus de 160 organisations dans 73 pays, se mobilise depuis 2001 en faveur de l’adoption d’une Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans, pour que ceux-ci soient mieux respectés. En 2008, après plusieurs années de consultations internes, La Via Campesina a adopté un projet de Déclaration.
La Déclaration a pour but de faire mieux connaître les droits des paysans aux États, aux entreprises et aux paysans eux-mêmes. Elle poursuit deux objectifs :
1) réunir en un seul document des droits reconnus dans plusieurs textes majeurs tels que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ; le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ; la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations contre les femmes ; la Convention relative aux droits de l’enfant et la Déclaration sur les droits des peuples autochtones ;
2) reconnaître de nouveaux droits comme le droit à la terre, le droit aux semences et le droit à la souveraineté alimentaire. Il s’agit de droits émergents s’appuyant sur des textes existants. C’est le cas des Directives volontaires pour une gouvernance responsable des régimes fonciers applicables aux terres pour le droit à la terre, du Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture à propos du droit aux semences ou des Constitutions de Bolivie, d’Équateur et du Népal pour le droit à la souveraineté alimentaire.
À la différence d’une convention ou d’un pacte, une Déclaration n’est pas contraignante. Mais une Déclaration peut être reprise au niveau des États et des Unions d’États, dans les Constitutions et les législations. Les droits deviennent alors contraignants et leurs violations passibles de sanctions. C’est ainsi que la Bolivie a intégré la Déclaration sur les droits des peuples autochtones dans sa législation en 2007. Aux Philippines, c’est le projet de Déclaration, 10 ans avant l’adoption du texte final, qui inspirera dès 1997 la loi sur les droits des peuples autochtones.
Quand l’ONU suit les paysans
La mobilisation de La Via Campesina a convaincu le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies de commander deux rapports sur le sujet à son Comité consultatif d’experts indépendants. Suivant les recommandations du comité, le Conseil des droits de l’Homme a décidé, en septembre 2012, la rédaction d’une Déclaration sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant en zone rurales. Un groupe de travail composé des représentants des États et de la société civile s’est réuni cinq fois depuis 2013 afin d’élaborer le texte de la Déclaration.
Si, en septembre 2012, la plupart des pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine se sont prononcés en faveur de l’élaboration de la Déclaration ou se sont abstenus, les pays membres de l’Union européenne et les États-Unis ont voté contre.
La France a justifié son opposition au projet au nom du principe d’universalité des droits de l’Homme. En d’autres termes, les droits de l’Homme sont fondés sur des valeurs communes inhérentes à l’être humain. Ces valeurs concernent tout le monde, y compris les paysans. Consacrer, dans une nouvelle Déclaration, des droits spécifiques aux paysans irait donc à l’encontre de ce principe d’universalité. Il s’agit d’un principe fondamental. Mais celui-ci n’interdit pas la reconnaissance de droits spécifiques aux paysans.
En effet, par le passé, la France a déjà soutenu, voire impulsé, la rédaction de Conventions et de Déclarations concernant des catégories particulières de la population. Ces documents reprennent le socle commun universel de droits et le complètent en fonction des situations spécifiques des enfants, des femmes ou des travailleurs salariés vis-à-vis des employeurs, pour ne citer que quelques exemples. À chaque fois, il s’agissait de produire des textes tenant compte des discriminations particulières que subissent certains groupes, pour mieux les combattre. Les paysans et les autres personnes travaillant en zones rurales sont bien dans ce cas. Le précédent pour la reconnaissance du droit aux médicaments est également éloquent (voir encadré ci-dessous).
La reconnaissance du droit aux médicaments, un précédent utile pour le droit des paysans aux semences ?
En 2001, la Commission des droits de l’Homme (à laquelle a succédé ensuite le Conseil des droits de l’Homme) a adopté une résolution sur l’accès aux médicaments dans des situations de pandémies telles que le Sida, reconnaissant cet accès comme un droit humain indispensable à la réalisation du droit à la santé. Parallèlement, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) a utilisé les flexibilités offertes par l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce. L’OMC a adopté une Déclaration ministérielle indiquant que le droit à la santé et l’accès aux médicaments devaient primer sur les droits de propriété intellectuelle. Suite à cette Déclaration, des pays comme le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud et la Thaïlande ont commencé à produire des médicaments génériques bien moins chers que ceux des multinationales, sans payer de droit, permettant ainsi à des millions de personnes de bénéficier de traitements contre le Sida [1]. Grâce à la Déclaration sur les droits des paysans, ce précédent pourrait être appliqué au droit aux semences, qui conditionne dans bien des cas la réalisation du droit à l’alimentation des paysans.
Faire évoluer les positions françaises et européennes
Le 26 juin 2014, le plaidoyer de la société civile a commencé à porter ses fruits. Lors du vote sur la reconduction du mandat du groupe de travail chargé de l’élaboration de la Déclaration, la majorité des pays européens, dont la France, a décidé de s’abstenir au lieu de voter contre. Depuis 2015, la situation a continué à progresser : lors des renouvellements successifs du groupe de travail, les États-Unis ont été le seul pays à voter contre, l’ensemble des États européens s’abstenant. Il faut à présent convaincre ces derniers de soutenir ce processus et de contribuer de manière positive à l’élaboration d’une Déclaration ambitieuse pour améliorer le respect des droits des paysans.
En France, le Comité français pour la solidarité internationale et la Confédération paysanne animent la mobilisation de la société civile. En mars dernier, plus de 120 organisations et personnalités ont signé une lettre ouverte demandant au Président de la République de soutenir la Déclaration. Il y a urgence : le Conseil des droits de l’Homme devrait décider en septembre 2018 de proposer à l’Assemblée générale des Nations unies d’adopter la Déclaration fin 2018 ou début 2019 [2].
Pour en savoir plus, deux publications de Coordination Sud :
« Défendre les droits des paysannes et des paysans : pour une Déclaration des Nations unies », Note de Sud n°14 (janvier 2018).
« Le droit aux semences, un droit essentiel pour les paysan-ne-s ! », mai 2017.
Lien vers les pages du Conseil des droits de l’Homme, sur le projet de Déclaration : http://www.ohchr.org/EN/HRBodies/HRC/RuralAreas/Pages/WGRuralAreasIndex.aspx
[1] Golay, C., The Right to Seeds and Intellectual Property Rights, Académie internationale de droit humanitaire et de droits humains, Genève, 19 mai 2016, http://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGPleasants/Session3/StatementsPresentations/Cristophe_Golay_GENEVA_ACADEMY.pdf
[2] La Déclaration a finalement été adoptée le 18 décembre 2018, voir le texte final : https://undocs.org/fr/A/RES/73/165