Technosciences : faire débattre les citoyens ne suffit pas
Le texte de Jacques Testart sur les conventions de citoyens [1] a fait réagir Hervé Le Meur [2]. Il explique ici pourquoi, selon lui, la convention de citoyens ne remet pas la science à sa juste place.
L’opposition entre les multinationales (surtout américaines) et les (gentils) chercheurs (surtout français) du secteur public est fausse, trompeuse et évite de voir les bons combats. Je partage donc notamment l’avis de l’association Sciences citoyennes (SC) qu’il faut mettre les sciences et même la Science en débat. Je suis donc d’accord avec le diagnostic, mais pas avec la thérapeutique.
Face à la complexité de la place de la Science, comme instance supérieure qui gouverne les sciences, et donc aussi les techniques (que je me refuse à séparer des sciences dans un débat oiseux), on doit se poser des objectifs précis et ne pas les déformer.
Un citoyen pur corrompu par le capitalisme ? Pas sûr !
Sciences citoyennes reconnaît bien que « les élus, même de bonne foi, restent incomplètement informés tant leurs compétences sont débordées par les avancées rapides de la technoscience ». Mon objectif n’est pas d’améliorer le niveau de connaissance des gens ou des élus (ce serait de la vulgarisation qui n’est pas nuisible, mais ne m’intéresse pas dans une perspective politique), ni de ralentir un petit peu la recherche car dans ces deux cas, l’écart entre le citoyen et le chercheur continuera de croître. Un tel combat reviendrait à ralentir la croissance de l’écart entre le citoyen et le chercheur, mais pas à en questionner le principe. C’est le principe de cet écart et son accroissement qui m’intéressent car il va contre l’autonomie des personnes.
Deux solutions existent. La première est un citoyennisme béat qui voudrait que les citoyens assemblés, dans une démocratie directe, décident s’ils vont utiliser telle ou telle technique. Cette position consensuelle suppose que le citoyen naît pur et c’est le capitalisme qui le corrompt. Bref, le citoyen serait intrinsèquement bon. Il suffirait qu’il soit en assemblée (« tous ensemble ! ») pour qu’il revienne à son état intrinsèque (ce qui est déjà une essentialisation que je crois fausse et trompeuse).
La seconde solution, défendue par l’association Sciences citoyennes, est la convention de citoyens (CdC) qui a été décrite par Jacques Testart (et sur le site de SC que je citerai). J’ai plusieurs critiques qui font qu’elle sera soit inutile, soit détournera des vrais sujets annoncés.
La neutralité face à la Science n’existe pas
Soyons clairs : je préfère toujours que les gens connaissent des choses pour en parler. Mais qui décide de ce qu’il faut connaître et du niveau de détail/technicité requis pour avoir un avis valide ? On nous explique que « Les membres de ce jury citoyen interviennent eux-mêmes dans leur formation ». Mais ils posent les questions suscitées par le comité d’organisation qui est forcément en nombre limité. Je ne crois pas « que les informations données aux citoyens sont dosées par un comité de pilotage non partisan de telle façon qu’une option particulière ne soit pas favorisée et que les diverses positions connues trouvent place auprès du panel de citoyens ». La neutralité n’existe pas. On ferait mieux d’en prendre acte (voir la réponse de J. Testart [3]). N’y a-t-il pas une forme de mise au pas par le seul langage scientifique qui s’interdit de penser les disciplines selon certaines idées qui semblent parfois naturelles trente ans plus tard ?
Par exemple si on avait dit à F. Crick que l’information génétique pouvait aller des protéines à l’ARN, voire à l’ADN, il aurait objecté que c’était contraire au dogme central de la biologie ! (cf. aussi les travaux de Thomas Pradeu). Cette liberté du jury citoyen est donc illusoire. Je crois qu’il vaut mieux l’assumer plutôt que faire semblant de l’avoir éliminée ou contenue.
En relisant des textes sur les CdC, j’ai repensé à un argument d’Olivier Rey, chercheur au CNRS, contre l’éducation rousseauiste qui, pour respecter la liberté de l’enfant, veut ne rien lui « imposer ». L’éducateur ne doit que mettre l’enfant dans une situation adéquate et il trouvera tout. Dans cette vision les lois sont naturelles et chacun les trouvera en son for intérieur. Sauf que c’est masquer l’importance du pédagogue qui décide de ce qu’est une « situation adéquate » et quelle connaissance est visée. C’est une façon de simuler une liberté qui n’est qu’une liberté conditionnelle. Je préfère assumer le devoir des adultes d’énoncer des règles. On s’épanouit mieux dans un monde où l’on ne doit pas redécouvrir tout et où on peut se reposer sur « un monde qui [nous] a préexisté » (Arendt).
Car enfin, cet enfant qui va devoir tout redécouvrir, qui fait table rase du passé, qui s’invente lui-même, n’est-ce pas le self made man (homme auto-construit) que notre société (capitaliste ?) encourage ? On ne peut que sourire de voir des gens de gauche encourager cette atomisation des individus qui est plus que compatible avec le citoyennisme et le capitalisme.
Pas besoin d’être expert pour s’exprimer
Dans l’éloge des CdC, on a l’impression de revenir au vieux débat de quelle quantité de démocratie directe (mais dans une démocratie représentative !) mettre pour redonner un simulacre de place aux citoyens afin de promouvoir la démocratie représentative (voire délégative depuis la suppression par les révolutionnaires du mandat impératif).
Et Sciences citoyennes promeut une dose de présence physique des citoyens pour faire passer la démocratie représentative. Je vois bien l’impossibilité d’une société de 60 millions de personnes sans État. Mais la seule question est la taille (cf. O. Rey (2014), Une question de taille, Seuil). N’ayant pas vu cette question comme première, Sciences citoyennes cherche des palliatifs et non des médicaments. Ici, elle détourne l’attention de la vraie question qui est politique.
Plus grave, « la participation exige une formation réelle, laquelle nécessite des informations variées et même contradictoires, à la recherche de l’exhaustivité ». Le principe de la formation n’est donc pas discuté. Autrement dit un simple citoyen sera écouté quand il aura été formé (par des Experts) pour devenir un peu expert. Je soutiens qu’il n’appartient pas à un comité d’Experts (fussent-ils issus de la société civile, ou associatifs) de dire quelles connaissances je suis censé avoir pour fonder ma position. Car enfin, qui a fondé son vote aux dernières élections sur la lecture de tous les programmes ? Il faut bien reconnaître que notre position politique se fonde non seulement sur des arguments (de type scientifique), mais aussi sur des opinions, des a priori. Peut-être même une foi ? Il vaut mieux l’accepter plutôt que de s’en culpabiliser. C’est aussi accepter ses limites et donc sa tolérance.
La question ici pourrait sembler mineure, mais elle est première. Lors de la Conférence de citoyens sur les OGM de 1998, quinze citoyens ont été choisis. Quatorze ont rédigé (sous la vérification de M. Le Déaut !) le rapport final. Où est disparue la quinzième ? En fait, entendant que son ADN était le même que celui des plantes ou des animaux, elle a dit qu’elle ne voulait pas d’OGM et voulait même ne pas continuer d’entendre des propos qui la choquaient. Elle a donc quitté la procédure. Personne n’en a parlé alors qu’elle posait la première des questions : qui a voix au chapitre pour dire son avis ? Eh bien pour les progressistes qui ont organisé cette CdC, cette femme n’a pas le droit d’émettre d’avis. On voit à cet exemple que des progressistes, quand ils sont fascinés par la Science, peuvent être antidémocrates (et peut-être même voter démocrate). Pour moi, on n’a pas à gagner le droit de dire son avis, de voter. C’est le règne de l’Experto-cratie que je combats, même quand elle va dans mon sens (contre les OGM par exemple).
Demander aux scientifiques de gérer la prolifération de la Science ?
De plus, les CdC « peuvent rétablir la confiance vis-à-vis des scientifiques et de leurs propositions ». Quand on sait que ce sont presque uniquement des scientifiques qui siègent à Sciences citoyennes, on pourrait craindre que ces gens ne tentent que de sauver un peu de leur pouvoir à l’intérieur de leur sphère. Ce ne serait pas illégitime face aux ravages de la technocratie. Mais cela ne s’oppose pas de front au désenchantement du monde par la Science.
Si, de plus, les CdC ne se font qu’en aval des innovations, leur but pourrait-il être autre que de travailler à l’acceptabilité, faciliter la propagation de l’arraisonnement du monde par la Science ? Enfin on nous explique qu’il faut que « les élus tiennent compte de l’avis exprimé par les citoyens ». Mais ils ne doivent en tenir compte qu’en les discutant à leur tour. Il n’est pas encore imaginé de laisser le dernier mot à la CdC (serait-ce bien ?) ni à tous les citoyens assemblés (démocratie directe). Sur ce point, je n’ai aucune opinion vu la taille de notre société.
Je distingue toujours le diagnostic de la thérapeutique. Si on me demande des solutions, puisqu’il faut toujours positiver, il faut demander leur avis aux citoyens. Mais chacun est souverain pour décider quand il considère qu’il en sait assez pour émettre son avis. Ces avis doivent être en amont et contraignant, mais il faut que la taille de la société soit suffisamment petite pour que la société se projette et s’approprie ces réflexions. J’avais imaginé un parlement où chaque citoyen passe un mois à temps plein à rédiger des lois…
Réponse de Jacques Testart à la critique d’Hervé Le Meur
Nous savons tous que la neutralité de la science n’existe pas, c’est pourquoi le comité de pilotage de la CdC (chargé d’établir le programme de formation des jurés) est composé de personnes (pas toutes scientifiques) qui ont fait connaître les divers points de vue présents dans la controverse (la CdC n’invente pas des problèmes, elle aide à la résolution des controverses). Le consensus obtenu au sein de ce comité, malgré la diversité recherchée des positions, nous semble être la meilleure façon de produire l’objectivité de la formation offerte aux citoyens. Celui qui connaît mieux peut nous le faire savoir.
L’évocation du rousseauisme et de l’enfant auto-construit n’a aucun rapport avec la CdC où il n’y a pas le pédagogue qui sait mais la construction d’un savoir multiple. Encore une fois les membres du comité de pilotage, tout comme les formateurs qu’ils choisissent, ne sont pas seulement des scientifiques spécialistes (les « experts ») mais peuvent appartenir aux Sciences Humaines et Sociales ainsi qu’à la société civile. À propos de la taille du groupe de citoyens, il me semble que l’effectif ne vaut que pour assurer la diversité des catégories socio-professionnelles et que l’avis de 15-20 personnes tirées au sort (sans liens d’intérêts) et complètement informées (savoirs contradictoires et multidisciplinaires) a plus de sens pour le bien commun que celui de 60 millions dont moins de 1 pour 1000 a eu l’occasion de faire le tour du problème.
SC ne demande surtout pas aux scientifiques de « gérer la prolifération de la science » et les CdC devraient intervenir en amont plutôt qu’en aval des innovations. Il ne s’agit pas de demander à chacun « quand il en sait assez pour émettre son avis » mais de construire un collectif capable d’approcher au mieux les solutions favorables au bien commun. Sur le point du pouvoir décisionnel, nous ne pouvons que demander aux élus de tenir compte de l’avis de la CdC (débat parlementaire avec vote nominatif) mais cela ne sera recevable que si la CdC est inscrite dans la loi et que chaque procédure est contrôlée pour sa conformité. Dans l’avenir on peut rêver que les points convergents des avis de plusieurs CdC organisées simultanément sur le même problème auraient force de loi…
[1] voir , « Un outil unique pour la démocratie : la Convention de Citoyens », Inf’OGM, 7 mai 2018
[2] Hervé Le Meur, militant à OGM dangers contre les OGM, les brevets sur le vivant et l’artificialisation du vivant.