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« Gain de fonction » chez les virus : des recherches en question

Par Olivier LEDUC (OGM Dangers)

Publié le 05/03/2024, modifié le 14/03/2024

    
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Plusieurs techniques permettent de manipuler génétiquement les virus, à des fins médicales comme à des fins militaires (on parle de techniques duales). Certains voudraient les interdire et d’autres affirment qu’il ne faut pas freiner la science en ce domaine, de façon à améliorer les vaccins. Quels sont les inconvénients et les avantages de telles manipulations ? La liberté des chercheurs est-elle compatible avec une interdiction ?

 

Un gain de fonction (Gain of function en anglais, ou GOF) est une action sur un micro-organisme qui vise à lui conférer une fonction nouvelle. De même, la perte de fonction est parfois aussi recherchée avec des techniques identiques. Nous l’inclurons dans les GOF.

Le gain de fonction, de quoi parle-t-on ?

Prenons un exemple. Imaginons qu’un virus soit spécifique à une espèce animale et donc ne soit pas capable d’infecter un humain. Un GOF, mis en œuvre par un scientifique, consiste à cultiver ce virus dans un récipient avec des cellules humaines et un milieu de culture adapté. Certes, un virus ne peut pas se reproduire s’il ne peut infecter ces cellules. Mais les virus ne sont jamais tous identiques. En fait, la capacité de mutation chez les virus est gigantesque. C’est leur avantage sélectif. Il est donc possible que quelques virus arrivent à infecter une cellule humaine, à s’y multiplier et à aller infecter d’autres cellules humaines. Ces virus engendrent alors une population de virus ayant une nouvelle fonction : la capacité d’infecter des cellules humaines, et donc de proliférer en présence de cellules humaines. Le scientifique peut aussi faire perdre la capacité première (infecter l’espèce animale du début) au profit d’une autre (infecter des humains).

Deux grandes méthodes permettent de faire des GOF. La première vient d’être décrite : elle consiste à changer l’environnement, le milieu de culture artificiel, pour acquérir une nouvelle fonction (et en perdre une). La seconde consiste à modifier génétiquement le virus, comme cela se fait sur des plantes et des animaux, au moyen de diverses techniques ou outils (méganucléases, CRISPR,…).

L’exemple du SARS-CoV

Par exemple, en 2015, le laboratoire de Wuhan (Chine) et le laboratoire de R. Baric (Caroline du Nord) ont cosigné un article où ils expliquent avoir changé le site (Receptor Binding Domain, RBD) de la protéine de spicule (spike en anglais) du SARS-CoV (pas le SARS-Cov2!) pour qu’il puisse infecter des humains1.

Plus précisément, ils ont utilisé un protocole dit de « génétique inverse ». En partant de séquences de génomes de SARS-CoV enregistrées dans un ordinateur, les chercheurs ont synthétisé chimiquement une molécule d’ADN viral. Cette molécule d’ADN est une chimère combinant la séquence génétique d’un SARS-CoV de souris (mammifère) avec la séquence génétique codant une protéine de spicule d’un coronavirus de chauve-souris. Avec cette molécule, les chercheurs ont fait produire des virus chimériques par des cellules de singe en culture. Les virus chimériques obtenus ont ensuite été testés sur des cellules humaines (en particulier un mammifère) et les chercheurs ont observé leur capacité à infecter ces cellules.

Cette recherche était en partie financée par l’association EcoHealth Alliance, de Peter Daszak. Pourquoi donner ces détails ? Parce qu’un débat sévit, qui n’est pas encore tranché et que nous n’aurons pas la place d’aborder ici, entre les tenants de l’origine zoonotique et ceux de l’origine d’une fuite du laboratoire de Wuhan, justement pour le SARS-Cov2. C’est P. Daszak qui avait récolté des fonds fédéraux américains pour financer des recherches à Wuhan (dont ceux de cet article), même quand la loi américaine les interdisait sur le sol américain2. Cet exemple frappant justifie pourquoi ces recherches sur les gains de fonction inquiètent aujourd’hui dans certains États des États-Unis d’Amérique et ailleurs dans le monde.

Quels inconvénient et risques ?

Dès 1937, des chercheurs avaient trouvé que le virus de la fièvre jaune cultivé sur des cellules d’embryons de poulet perdait sa capacité à infecter les humains. Or, un virus rendu inactif, quand il est injecté à un humain, suscite une réaction immunitaire. C’est le principe des vaccins à agent inactivé. On peut dire que le procédé est un GOF. Un GOF n’est donc pas forcément néfaste. Mais les techniques utilisées pour conférer une nouvelle fonction sont les mêmes pour faire un vaccin ou une arme biologique. On parle de techniques duales. L’État peut financer ces recherches. À tout le moins, il peut envisager de ne pas les financer, de les limiter, voire d’en interdire.

Justement, le Texas a envisagé d’interdire les GOF sans poursuivre la procédure. La Floride a voté une interdiction en mai 2023. Mais un article soutient que cela n’aura pas d’impact, car aucun chercheur de Floride n’est touché3. Le caractère symbolique d’une interdiction n’est pas discuté. Le même article souligne qu’il « n’est pas sûr que le Sénat démocrate ou le Président Joe Biden approuve » de telles propositions législatives, qui sont souvent issues de républicains.

L’État américain du Wisconsin envisage aussi une telle interdiction. Le laboratoire de Y. Kawaoka se trouve à l’Université du Wisconsin justement. En 2012, comme l’équipe de R. Fouchier, il avait expliqué comment accroître la transmissibilité entre les humains d’un virus de grippe H5N1. En 2022, il est apparu que de nombreux incidents de sécurité dans son laboratoire avaient été rapportés. Une commission de républicains du Parlement américain lui a demandé des explications et « une longue liste de documents »4. Cela choque la revue Science, qui se fait largement l’écho de ce qu’une interdiction limiterait le travail des chercheurs5. Cette défense des chercheurs est soutenue, même s’ils travaillent à des armes biologiques ou des GOF avec des risques de fuites de laboratoire pouvant tuer des millions de personnes6. Une interdiction « entraverait considérablement la capacité des chercheurs du Wisconsin à mener des recherches extrêmement importantes pour l’État » a soutenu l’Université7. Est-ce vraiment important pour l’État ou pour les chercheurs ? La question est politique. La liberté (des chercheurs) ne doit-elle pas être restreinte, au moins dans certains cas ?

De surcroît, précisons que les États-Unis sont une société libérale où seul est discuté le financement fédéral ou par un État. Le financement par des fonds privés (ou militaires) est hors de tout débat pour eux. La loi s’arrête à ce que finance l’État et pas ce qui est fait ! Dans cette idéologie libérale, l’État ne se mêle pas de la sphère privée, même si un particulier ou une entreprise fait des armes biologiques.

Des recherches, quoi qu’il en coûte ?

Une suite de ce débat mérite attention. Certains veulent même interdire la détention du virus de la variole (dans les laboratoires publics !). D’autres objectent qu’ils peuvent resynthétiser le virus avec la seule séquence informatique (DSI) de son ADN. Ainsi, en 2018, l’équipe du Pr. Evans a démontré cette possibilité en réalisant la synthèse du virus de la variole du cheval, qui est spécialement grand8. Le SARS-Cov2 a aussi été synthétisé, des suites des progrès en biologie de synthèse9.

Il est parfois argué que la culture de virus permettrait de voir et d’accélérer les mutations, et donc de savoir quelle sera la prochaine génération de maladies virales (grippe, COVID, etc)10. C’est pour cela que P. Daszak s’est vanté d’avoir « trouvé de nombreux coronavirus liés au SRAS […], il y a un réel potentiel d’émergence »11. Il a donc continué, malgré la suppression de certains de ses financements fédéraux, de récolter des exemplaires de virus pour ses laboratoires. Mais, on ne peut prédire la prochaine souche virale. L’évolution n’est pas prévisible. Faire muter un virus n’apparaît donc pas comme un gage d’obtenir les futurs virus qui seraient amenés à apparaître dans la nature. L’approche adoptée est trop simpliste.

On a vu que le développement de ces GOF suscite un danger. Ceux qui veulent les interdire sont accusés de freiner la Science, et la société est donc sommée de dire si elle accepte de telles recherches duales. Il ne faut pas nier qu’il ne suffira pas d’interdire localement. Mais la difficulté de dépasser un accord local pour un accord global ne doit pas être un argument pour ne rien faire. À tout le moins on peut montrer l’exemple.

  1. Menachery VD, et al., « SARS-like cluster of circulating bat coronaviruses shows potential for human emergence », Nat Med., 2015 Dec;21(12):1508-13.
    ↩︎
  2. Annick BOSSU, « Covid-19 : un expert de l’OMS parle juste avant la pandémie », Inf’OGM, 13 avril 2021. ↩︎
  3. Kaiser, J., « Wisconsin bill to restrict pathogen studies worries scientists », Science, 2024.
    ↩︎
  4. Congress of the United States, House of Representatives, Select Subcommittee on the Coronavirus Pandemic, Letter to Jennifer Mnookin, 1er septembre 2023. ↩︎
  5. Kaiser, J., « Wisconsin bill to restrict pathogen studies worries scientists », Science, 2024. ↩︎
  6. Christophe NOISETTE, « Pathogènes en laboratoire : la sécurité absolue est un leurre », Inf’OGM, 11 septembre 2021. ↩︎
  7. Kaiser, J., « Wisconsin bill to restrict pathogen studies worries scientists », Science, 2024. ↩︎
  8. Noyce RS, Lederman S, Evans DH. « Construction of an infectious horsepox virus vaccine from chemically synthesized DNA fragments », PLoS One, 2018. ↩︎
  9. Xie, X. et al., « Engineering SARS-CoV-2 using a reverse genetic system », Nat Protoc 16, 1761–1784, 2021.
    critiqué par Pannu J, et al., « Protocols and risks: when less is more », Nat Protoc., janvier 2022. ↩︎
  10. Burki T., « Ban on gain-of-function studies ends », The Lancet, pp. 148-149, 2018. ↩︎
  11. Rebecca Robinson, « Covid expert discovers deadly new bat virus in remote Thai cave as pandemic fears soar », Express, 16 janvier 2024. ↩︎
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