Biodiversité et stabilité des systèmes naturels : quels impacts des OGM ?
Les observations d’un monde vivant en cours de destruction ne manquent pas, avec par exemple la biodiversité qui s’effondre ou le climat qui se dérègle. Pourtant, les solutions proposées et adoptées par les décideurs des pays technophiles alimentent cette destruction, à l’instar des OGM. Dans la tribune qu’Inf’OGM publie ici, Frédéric Jacquemart appelle à la mise en place d’une « évaluation globale (systémique) » qui prendrait « en compte l’organisation des systèmes complexes naturels dont nous dépendons afin d’orienter la décision publique ».
La civilisation occidentale (mondialisée) a développé et développe toujours des technologies de plus en plus variées et de plus en plus puissantes. Un des résultats constatés de cette croissance-accélération est la destruction du monde vivant… dont nous faisons partie. Les enjeux majeurs qui en découlent (effondrement de la biodiversité, dérèglement climatique, instabilité critique des sociétés) inquiètent une bonne partie des scientifiques, des décideurs politiques et du public. On s’attend donc à ce que soit posée la question de comprendre pourquoi et comment une technoscience si brillante aboutit à la menace d’une extinction massive des espèces et d’une violence généraliséei. Or, bien au contraire, constatant les problèmes et leur gravité extrême, on met en place des solutions pour les résoudre, construites dans les mêmes termes que ceux qui les ont générés. Ça ne va pas ? Allons plus fort et plus vite dans le même sens. Logique.
Le domaine des OGM n’est pas en reste dans cette brillante stratégie. Notamment, les instances pensantes constatant que des cultures de plantes génétiquement homogènes conduisent immanquablement à l’émergence de pathogènes nécessitant encore plus de pesticides, elles mettent en place des programmes visant à rétablir une biodiversité cultivée. Comment ? En générant cette biodiversité à l’aide des outils de ce qu’elles appellent « l’édition du génome », c’est-à-dire, en pratique actuelle, Crispr/Cas. On a, par exemple, un programme français de Sélection Végétale Avancée doté que quelques millions d’euros visant à « assurer la transition agroécologique » en produisant des plantes artificiellement diversifiées. Un tel programme ayant été présenté lors d’un des comités de l’Anses, la tribune suivante a été produite afin d’alimenter le débat. Pour lui donner de la recevabilité, elle a été proposée à quelques scientifiques de renom pour une co-signature. Ces signatures n’engagent pas leurs auteurs sur autre chose que la validité scientifique de la note et, notamment, pas sur l’usage qui en est faite. Inf’OGM a décidé de la publier.
Note sur biodiversité et stabilité des systèmes naturels
Dans les années 1970, à la suite notamment des travaux d’Ilya Prigogine, émerge la thématique des systèmes complexes, puis des systèmes adaptatifs. Se pose alors, entre autres, la question de la stabilité, de la résilience ou de l’adaptabilité des systèmes complexes naturels, qui, manifestement, se maintiennent malgré leur taille et les perturbations qu’ils subissent.
À l’époque, la question de savoir si la stabilité des systèmes est dépendante de la diversité des composants est largement discutée, même si, en écologie, le terme même de biodiversité n’est proposé que dans les années 1980.
Il est clair, par exemple, que l’émergence d’un pathogène dans un écosystème fera moins de dégâts s’il agit sur un groupe fonctionnel diversifié et redondant que s’il s’attaque à un groupe génétiquement homogène, comme c’est le cas des plantations actuelles en agriculture et foresterie industrielles.
Cependant, avec les travaux pionniers en la matière de Gardner et Ashbyii puis Mayiii, il apparaît que, au-delà d’un certain seuil, l’augmentation de la connectivité ou de la variété des composants diminue la stabilité des systèmes et finit même par les détruire. La stabilité des écosystèmes ne serait donc pas directement liée à la biodiversité conçue comme la diversité des espèces et des génomes et, dans le cas de ces travaux, non historique.
Comme l’écrivait Theodosius Dobzhansky : « rien, en biologie, n’a de sens sauf à la lumière de l’évolution ». Les conclusions de Gadner, Ashby et May et bien d’autres depuis, concernaient une évolution aléatoire et non pas historique de la diversité et de la connectivité.
Ce qui fait la cohérence immensément improbable d’un système complexe naturel est que tout élément émergent au cours de l’évolution se trouve immédiatement confronté aux autres éléments du système (coévolution générale), de manière différente selon les échelles et les modules concernés. Ce faisant, il produit des modifications au moins locales et il persiste s’il s’avère être compatible avec l’organisation du système, qui se construit ainsi pas à pas, historiquement. Cette historicité signifie que chaque changement, chaque bifurcation survenant au cours du temps aurait pu ne pas se faire ou être différente : les événements d’un système complexe naturel sont essentiellement contingents. Par contre, bien que l’aléatoire soit présent à toutes les étapes et à toutes les échelles, ces changements ne sont pas quelconques, au sens où l’aléatoire opère sous restrictions et que toute émergence est confrontée à la totalité du système. « Cette biodiversité-là » (observée) aurait pu être autre que ce qu’elle est à un moment donné, mais elle ne peut pas être quelconque, comme dans le cas des modèles pré-cités où, effectivement, un accroissement de la biodiversité via des éléments non issus de ce processus évolutif autonome altère, voire détruit, la stabilité des systèmes.
De fait, les écosystèmes des forêts tropicales, qui ont une très grande biodiversité, sont stables et résilients, mais ceux des forêts des pays tempérés dont la biodiversité est moyenne le sont aussi, quant aux écosystèmes très pauvres des déserts, ils sont également stables et résilients.
Ce qui fait la stabilité et la résilience d’un système complexe naturel est son organisation, qui, pour les écosystèmes, se traduit par une certaine biodiversité : cette biodiversité-là, historiquement constituée par l’évolution des écosystèmes. C’est celle qui est constatée et qu’il faut évidemment préserver pour préserver leur adaptabilité.
Du simple fait du nombre colossal de connexions réalisables, il est totalement impossible à une instance extérieure de générer intentionnellement un être qui soit cohérent avec un système complexe naturel. L’introduction d’êtres artificiels dans ces systèmes reviendrait à augmenter la diversité de manière aléatoire et présente donc des risques élevés de déstabilisation dudit système.
Les OGM sont précisément des êtres vivants artificiels, aléatoires par rapport à l’organisation des écosystèmes et des sociétés dans lesquels ils sont introduits. Les programmes d’introduction de plantes (d’arbres surtout) allogènes supposés résistants à la sécheresse sont tout aussi écologiquement destructeurs, pour les mêmes raisons. De manière générale, les transferts d’êtres vivants d’une zone géographique à une autre ne peuvent se faire aveuglément, comme c’est trop souvent le cas actuellement, y compris à des fins de lutte biologique.
Il est tout à fait urgent de mettre en place une évaluation globale (systémique), qui prenne en compte l’organisation des systèmes complexes naturels dont nous dépendons afin d’orienter la décision publique.
Co-signataires (pour l’instant) :
– Abbadie Luc, professeur émérite d’écologie à Sorbonne Université, ancien directeur du l’Institut d’Écologie et des Sciences de l’Environnement de Paris ;
– Benest Gilles, docteur en éthologie et en écologie. attaché honoraire, Muséum national d’histoire naturelle, maitre de conférences honoraire, Université Paris Diderot ;
– Bertheau Yves, directeur de recherches INRA, honoraire, au Muséum national d’Histoire naturelle ;
– Blandin Patrick, ancien professeur d’écologie générale du Muséum national d’Histoire naturelle, Président d’honneur du Comité français de l’UICN ;
– Blouin Manuel, professeur en écologie à Agrosup Dijon ;
– Chavalarias David, directeur de l’Institut des Systèmes Complexes Paris-Ile de France ;
– Ermonval Myriam, ancienne chargée de recherche en virologie à l’Institut Pasteur ;
– Gouyon Pierre-Henri, professeur émérite au Muséum National d’Histoire Naturelle et Agro Paris-Tech ;
– Lecointre Guillaume, directeur du département « Systématique et évolution » du Muséum National d’Historie Naturelle ;
– Longo Giuseppe, directeur de recherche CNRS émérite au centre interdisciplinaire Cavaillès de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) Paris ;
– Miquel Paul-Antoine, philosophe de la biologie, professeur de philosophie contemporaine à l’Université de Toulouse Jean Jaurès ;
– Montévil Maël, chargé de recherche au CNRS, République des savoirs, USR 3608, École Normale Supérieure (ENS) Paris ;
– Morand Serge, directeur de recherche au CNRS (Institut des sciences de l’évolution de Montpellier) et chercheur associé au Cirad (ASTRE) ;
– Petit Caroline, Centre Cavaillès, République des savoirs (UAR 3608) École Normale Supérieure ;
– Sélosse Marc-André, professeur du Muséum National d’Histoire Naturelle ;
– Soto Ana, professor Department of Immunology Tufts University School of Medicine Boston ;
– Testart Jacques, directeur de recherche honoraire en biologie de la reproduction à l’Inserm.
i Il n’est pas question pour autant de rejeter la science ni la technique. Ces questions peuvent être développées si les lecteurs le demandent.
ii Gardner, M.R. et Ashby, W.R., « Connectance of large dynamic (cybernetic) systems : critical values for stability », Nature 238 : 784, 1970.
iii May, R.M., « Will a large complex system be stable ? », Nature 238 : 413-414, 1974.


